Al’instar de Tezuka Osamu, Shirato Sanpei est un auteur dont le nom figurera en bonne place dans l’histoire du manga au Japon”. Ces propos étaient ceux de Nakagawa Masafumi, professeur à l’Université féminine de Kyoto, en 1966 à propos de Kamui-den [La Légende de Kamui], l’œuvre magistrale de Shirato, qu’il utilisait alors dans ses cours sur la culture. A la lecture du premier tome de cette histoire enfin traduite en français, on comprend l’enthousiasme de cet enseignant, mais aussi l’engouement que le manga a pu susciter au Japon entre 1964 et 1971, période au cours de laquelle Shirato Sanpei a publié les 5 797 pages de ce chef-d’œuvre qui est entré dans l’histoire à plus d’un titre. Tout d’abord, il est associé au magazine Garo dont Shirato est le cofondateur avec feu Nagai Katsuichi. Ce mensuel peut être présenté comme une publication engagée dans le sens où elle rompait avec le conformisme ambiant et laissait ses auteurs s’exprimer le plus librement possible, tout en ouvrant ses colonnes à des débats sur les grands sujets politiques du moment. Et c’est dans cette perspective qu’il faut aborder Kamui-den, en se rappelant que le Japon de la seconde moitié des années 1960 était traversé par une forte agitation et une contestation d’une partie de la jeunesse à l’encontre du pouvoir en place et de son alignement aveugle à l’égard des Etats-Unis engagés alors dans la guerre au Vietnam. Rappelons-nous l’existence au Japon de nombreux comités qui se mobilisaient en faveur de la paix dans cette partie de l’Asie du Sud-Est et soutenaient les déserteurs américains qui ne voulaient plus continuer à se battre dans ce conflit dont on ne voyait pas l’issue. Kamui-den s’inscrit donc dans le mouvement pacifiste et pro-démocratique qui rassemble une partie de la jeunesse japonaise. L’auteur y décrit avec force détails la vie des paysans et des parias (hinin) dans le Japon du XVIIe siècle et les injustices qu’ils subissaient de la part des classes dirigeantes. Cet aspect de l’histoire qui avait été mis entre parenthèses dans les manuels scolaires des années 1950 et 1960 pour se concentrer sur les côtés positifs du processus de modernisation de l’archipel a évidemment trouvé un écho favorable auprès de ceux qui remettaient en cause les conditions du développement économique de l’après-Seconde Guerre mondiale qui a finalement permis au Japon de devenir la troisième puissance de la planète en 1969. Conçu initialement pour le jeune public, Kamui-den n’a pas réussi à le séduire, mais il a fait de nombreux émules parmi les lecteurs plus âgés, amenant Shirato Sanpei à adapter progressivement son récit pour eux. C’est ce qui rend ce récit particulièrement intéressant au-delà même de la parfaite maîtrise graphique de l’auteur qui n’en était pas à son coup d’essai. On comprend aussi pourquoi ce manga hors du commun est souvent réédité et reste une référence plus de 40 ans après sa première publication. On ne peut donc que se féliciter de la sortie du premier tome en français même s’il s’agit d’une version courte en 4 volumes et remercier l’éditeur Kana d’avoir décidé de lui donner sa chance en France. Ce dernier publie aussi le très beau Sabu & Ichi de Ishinomori Shôtarô.
Gabriel Bernard