L’art des Maman-Bentô
«Mange tes carottes, ça rend aimable». A la réflexion, cette antienne maternelle bien connue dans nos contrées gauloises n’a guère contribué à la consommation accrue de ces plantes ombellifères chez les bambins en culottes courtes. Je ne suis pas certain non plus que la perspective d’avoir «des fesses roses» ait eu plus d’effet chez les petites filles confrontées à une assiette de carottes râpées. Comment s’y prennent donc les mères japonaises pour que leurs rejetons difficiles avalent leurs carottes sans faire de drame? En fait, c’est tout simple: les carottes, coupées en rondelles, ce sont les joues bien dodues d’Anpanman; ou, découpées en forme de cœur, elles représentent la touffe de cheveux de Popuri, la gentille fée de la série Pretty Cure. Ces deux personnages tirés de dessins animés sont plébiscités par les mouflets. Subtiles, les mamans japonaises s’ingénient ainsi à préparer chaque matin des bentôs décorés que les enfants mangeront à midi à l’école maternelle. Une grosse boulette de riz au ketchup pour le visage d’Anpanman, une rondelle de saucisse rose pour son nez, les fameuses rondelles de carottes pour les joues, des noris (algues séchées) délicatement ciselées pour les sourcils, la bouche et les yeux. Garnir le reste de la boîte à bentô de 2 feuilles de laitue, de trois tomates cerises, de quelques brocolis, d’une demie-saucisse. Ainsi préparé, les mamans-bentô, version japonaise de la maman-gâteau, sont assurées que leur petit prince finira bien son déjeuner. Et n’est-il pas délectable d’imaginer le regard envieux des petits camarades lorgnant vers ce magnifique «anpanman bentô» préparé avec amour ? Vous pouvez être assurée qu’ils vont réclamer le même à leur propre mère dès le lendemain. Vous allez susciter des vocations, soyez-en sûre…
Les «chara-ben», abréviation de «character bentô», autrement dit les personnages entièrement comestibles, sont ainsi devenus le «must» des cantines des crèches et écoles maternelles. Dans un lointain passé, l’amour maternel se mesurait au soin apporté à la confection à la main du sac en tissu contenant les ballerines, ou au protège-tête molletonné bien utile en cas de séisme. Les consignes scolaires étaient strictes, ces accessoires devaient impérativement être cousus main, afin de souligner l’importance de l’implication maternelle dans la scolarisation précoce. Peut-être était-ce aussi un moyen pour les mères, même séparées de la chair de leur chair, d’affirmer leur présence auprès de leur progéniture à l’école, indice que certains cordons ombilicaux mettent des années à être tranchés. Avec les chara-ben, le cordon ombilical est dans la prolongation de l’œsophage, et le plaisir de l’estomac est proportionnel à celui des yeux. Car s’il n’y avaient qu’Anpanman et Popuri… Mais il y a bien sûr Doraemon, Kitty-chan ou Totoro. A chaque déjeuner son personnage… La question n’est plus de savoir si le cher ange veut des petits pois et du jambon pour son casse-croûte, mais s’il acceptera de manger deux Pika-chû dans la même semaine… Femme au foyer, ce n’est pas forcément une sinécure, vous savez… Et tant que la mode des chara-ben ne sort pas des écoles maternelles, passe encore, mais elle envahit aussi les cantines des collèges, lycées et même des entreprises. Il y a le bentô «Ruffy» (visage en jambon, cheveux de jais en nori et chapeau de paille en omelette) pour les fans de One Piece ou le bentô «Sasuke» (jambon, nori, blanc d’œuf pour la chemise, algue kombu, chou rouge et saucisse rouge) pour les Narutophiles. Les amateurs de carottes plus âgés se délecteront de la magnifique crinière orange d’Ichigo, le héros de Bleach. La vie est trop courte pour manger triste…
Chez les jeunes mariés, le chara-ben peut se révéler un excellent moyen de communication au sein du couple. L’épouse d’humeur mutine pourra ainsi exercer ses dons culinaires pour représenter une évocatrice paire de seins (deux boules de riz au safran, bien sûr) dans un décolleté de lingerie fine (deux tranches de jambon entrelacées avec des lamelles de nori). Les collègues de bureau vont assurément avoir le même regard envieux que Junior à la crèche avec son Anpanman… La soirée va être chaude, si Monsieur ne rentre pas trop tard du travail… Mais gare cependant à la scène de ménage, car en plus de la soupe à la grimace, plat universellement servi en cas de conflit conjugal, l’infortuné peut bien avoir la surprise, en ouvrant sa boîte à bentô quotidienne, de découvrir avec horreur un énorme gokiburi (cafard) tout noir et luisant se prélassant au milieu d’un lit de riz blanc. De quoi vous couper l’appétit… Tranquillisez-vous cependant, le gokiburi… il est découpé dans une feuille de nori !
Etienne Barral
Illustration : Pierre Ferragut