la stratégie du hanami
Ah, ces cerisiers en fleurs marquant l’arrivée du printemps au Japon… Chargées de leurs lourds paquets de pétales blancs, les branches de cerisiers forment une Voie lactée délicatement odorante, propre à ravir, le temps éphémère d’une floraison, les sens d’ordinaire émoussés des urbains dont l’ADN renferme encore des origines rurales. Ah, ces soirs de semaine ou les week-ends de ce tout début d’avril, lorsqu’on donne rendez-vous à ses amis ou ses collègues de bureau pour se livrer à des libations joyeuses sous les fleurs de cerisiers. Synonyme de convivialité débonnaire, ces agapes sont le pendant nippon du déjeuner sur l’herbe d’un certain Manet. Il faut bien entendu être doté d’une forte capacité d’abstraction pour effacer de sa vue les dizaines de milliers d’opportunistes qui ont sournoisement eu la même idée que vous et s’obstinent à vouloir s’installer, quel hasard, sous le cerisier même que vous convoitiez de loin pour ses majestueuses branches semblant ployer sous le poids des délicates fleurs opalescentes. Certes, dans les grands parcs et jardins de la capitale, les cerisiers se comptent par centaines, et l’on se dit qu’on arrivera toujours à déployer sa bâche à pique-nique pour profiter de l’ambiance bucolique. Pauvres naïfs… En cette période de hanami, les seuls cerisiers disponibles sont soit ceux jouxtant les toilettes publiques et la décharge (et encore…), soit ceux qui ont déjà perdu toutes leurs fleurs. Vous pourrez déambuler longtemps, bardé de votre nécessaire à pique-nique, à la recherche d’un cerisier pour vous accueillir. Chaque jour, les 1200 cerisiers du parc d’Ueno sont honorés par quelques 300 000 visiteurs… Cela ne fait jamais que 250 personnes par tronc, pire que dans le métro aux heures de pointe…
La réservation d’un cerisier est une tâche demandant une organisation sans faille, au timing très serré, et où il est essentiel de jouer “collectif”. Le Basho-tori, littéralement “la réservation de l’espace”, est la première responsabilité confiée aux nouvelles recrues, embauchées au 1er avril. Faillir à cette tâche serait compromettre ses chances de gravir l’ascenseur promotionnel, car lors du hanami, tous les collègues et supérieurs directs présents sous “le” cerisier pourront juger de votre aptitude à avoir surmonté les épreuves et les aléas pour obtenir le Graal. Etant donné l’âpreté de la concurrence, le mieux est de donner rendez-vous vers 20 heures à 3 autres de vos comparses la veille au soir de votre hanami au parc de Ueno. Parcourez ensemble les allées à la recherche de votre proie, “l’arbre” qui conviendra le mieux à votre groupe de fêtards. A cette heure, “il” accueille déjà imman-quablement un groupe de 20 à 30 personnes passablement débraillées, voire brayant en karaoké les succès du hit-parade d’il y a dix ans. Prenez à part le chef de ce groupe et proposez-lui gentiment de faire le ménage à sa place lorsqu’ils auront épuisé leurs bières et leur répertoire de chansons. Bien qu’ivre, l’homme ne laissera pas passer cette aubaine, soyez-en assuré. Restez dans les parages et vers 23 heures, le nombre de convives sera inversement proportionnel au nombre de canettes vides. Opérez alors comme convenu la passation de pouvoirs avec le groupe précédent. Vos comparses ne seront pas de trop pour vous aider à jeter les canettes et les papiers gras, mais au moins, vous êtes maintenant à pied d’œuvre, vous avez “votre” cerisier. Déployez vos bâches bleues autour du tronc, occupant l’espace nécessaire à votre groupe du lendemain, tendez éventuellement des cordes tout autour, pour bien délimiter votre territoire. A l’aide de feuilles de papier et de gros feutres, indiquez bien en vue le nom de votre groupe, afin qu’aucune ambiguïté ne subsiste. Il ne vous reste plus qu’à vous relayer ensuite toute la nuit et la journée du lendemain pour garder le terrain conquis de haute lutte. Attention, les nuits sont encore fraîches début avril, alors couvrez-vous bien, et n’oubliez pas vos consoles de jeu pour passer les longues heures à attendre vos collègues, qui débarqueront vers 18 heures. Et si par malheur il pleut et que le hanami est annulé à la dernière minute, vous aurez travaillé… pour des queues de cerises !
Etienne Barral
Illustration : Pierre Ferragut