A trois heures du matin, dans la grande halle, tout au fond des quelques 22 hectares du Marché aux Poissons de Tsukiji, des milliers de thons dodus et aussi imposants que des porcelets gisent sur des palettes même le sol. Leur queue sectionnée est coincée dans leur gueule et sur leur flan, diverses inscriptions, numéros et étiquettes indiquent leur provenance, leur poids et le numéro qui leur est attribué pour la vente à la criée. Autour des palettes, les grossistes armés d’un crochet et d’une lampe de poche inspectent une à une les carcasses. Passant entre les travées, ils repèrent d’un seul coup d’il le thon mal décongelé ou le poisson resté trop longtemps en cale. Une moitié des thons est proposée encore congelée tandis que l’autre moitié est composée de poissons à consommer rapidement. A partir de 5 heures, la vente aux enchères commence.
Par souci d’équité entre les acheteurs, tout le poisson négocié à Tsukiji est vendu aux enchères, sous contrôle du Gouvernement métropolitain de Tokyo, qui assure la transparence des transactions. Juché sur un marchepied, le commissaire priseur appelle chaque poisson par son numéro et aboie une mise à prix. Tout va très vite : comme des cambistes en salle de bourse, les enchérisseurs pointent un, deux ou trois doigts en l’air pour faire monter les enchères tandis que l’homme de l’art, dans une langue pour le moins cabalistique, égrène les offres du haut de son perchoir. Chaque enchérisseur porte sa raison sociale épinglée sur son chapeau, ce sont pour la plupart des grossistes qui écouleront ensuite leur précieuse marchandise auprès des restaurants de Sushi de toute la région du Kanto, qui constituent, à eux seuls, 50 % de la clientèle de Tsukiji. Et les prix continuent de monter, selon la qualité du poisson, le kilo se vend entre 25 et 1 000 francs. Poisson après poisson, les quelque 7 ou 8 commissaires priseurs spécialisés dans le thon aboient, gueulent, jappent ou glapissent leur litanie pendant une bonne heure. Au fur et à mesure que les lots diminuent, les thons sont enlevés sur les charrettes étroites de leurs nouveaux propriétaires pour partir à la coupe. Attention aux embouteillages ! Enfin, vers 6h30, l’il du cyclone se déplace de la grande halle vers les minuscules échoppes qui sont agglutinées le long de l’avenue Shin-Oohashi. Coupés en blocs de 2 ou 3 kilos, les thons ont moins fière allure. L’il averti reconnaît cependant l’apétissante couleur pourpre du chutoro-maguro et la chair rose et grasse, pleine de promesses, du sublime oo-toro. A Tsukiji, le thon est vraiment le roi des poissons. Etienne Barral |