Lorsque le premier film de la série Otoko wa tsurai yo (C’est dur d’être un homme !) est sorti dans les salles de l’Archipel le 27 août 1969, le Japon venait d’être officiellement sacré troisième puissance économique de la planète. Le pays avait aussi connu un début d’année pour le moins agité dans les universités japonaises. Les Japonais venaient ainsi de vivre une période de transformation pour le moins incroyable au cours de laquelle ils étaient passés de la quasi misère à la richesse, participant corps et âme à la réussite collective. Leur engagement s’était fait au prix d’une débâcle environnementale (souvenons-nous de Minamata ou des grandes villes enveloppées dans des concentrations de dioxyde de soufre élevées) et d’une remise en cause du fonctionnement de la société. Au moment où Tora-san affublé de son légendaire feutre beige avec un ruban marron clair, de son costume deux-pièces démodé, de sa dabo shatsu (chemise ras du cou aux manches amples) caractéristique des camelots (tekiya), de son omamori (amulette porte-bonheur) autour du cou et de son haramaki (large ceinture en laine de chameau) souvent porté par les tekiya, tout semble indiquer que le personnage ne vit pas avec son temps, qu’il n’appartient pas à ce Japon en plein essor économique et tourné vers la technologie. L’homme, qui se présente devant les spectateurs nippons en cet été 1969, a apparemment peu de chances de séduire une population qui commence à rêver d’horizons lointains. C’est l’époque où le tourisme de masse vers l’étranger démarre. Il est vrai que le premier épisode de la série rencontre un succès mitigé (543 000 spectateurs), mais cela n’empêche pas la Shôchiku de prendre le risque de commander une suite (zoku) à Yamada Yôji, le réalisateur, et Atsumi Kiyoshi, l’acteur qui va finalement incarner Tora-san dans 48 films jusqu’à sa mort en août 1996. Le second épisode sort en novembre 1969. Deux ans plus tard, on compte plus de deux millions de personnes en moyenne pour chaque épisode. Car en définitive, le personnage a séduit grâce à son anachronisme. Alors que le pays vit à 100 à l’heure, Tora-san, lui, prend son temps. Il vagabonde pendant que les Japonais courent après le temps, le train et le reste de l’économie mondiale. De film en film, Tora-san a emmené les Japonais à la découverte de leur propre pays, allant de région en région. Il les a aussi pris à témoin lors de sa rencontre amoureuse avec une belle femme (la madone). Grâce à lui, les spectateurs nippons ont conservé un lien avec leur vie d’antan, entretenant ainsi un sentiment de nostalgie qui, aujourd’hui encore, fonctionne parfaitement. On ne peut que tomber sous le charme de ce personnage bonhomme et sentimental doté d’un caractère capricieux et entier, mais qui reste toujours modeste. L’univers dans lequel il évolue est celui d’un Japon qui refuse d’obéir au diktat de la croissance économique. A Shibamata, ville située à la périphérie de Tokyo, où Tora-san a ses quartiers, on retrouve cette atmosphère si particulière qui caractérise les petites cités japonaises avec sa rue commerçante et ses petits restaurants, des milliers de Japonais s’y rendent encore pour se ressourcer. Ils veulent retrouver l’esprit qui a animé tous les films de la série. Ils cherchent à retrouver la convivialité caractéristique du Japon profond que de nombreuses familles ont dû abandonner dans les années de très forte croissance. Tel un fantôme bienfaisant, Tora-san hante les rues de Shibamata. Anti-héros par excellence, il n’en est pas moins devenu l’idole de tout un peuple. Quarante ans après la sortie du premier épisode de ses aventures, Tora-san occupe une place particulière dans le cœur des Japonais. “C’est un personnage libre qui va où bon lui semble et quand bon lui chante”, explique l’écrivain Inoue Hisashi. Cette liberté à laquelle les Japonais ont renoncé en se jetant dans la course à la croissance, ils la retrouvent et la savourent à chaque fois qu’ils regardent une des aventures de Tora-san. Dans ces moments-là, ils peuvent aussi se sentir pousser des ailes et partir vagabonder dans ce pays qu’ils auraient en définitive voulu voir évoluer autrement.
Claude Leblanc
photo :Atsumi Kiyoshi et Yamada Yôji lors du tournage d’un des épisodes de la série Otoko wa tsurai yo (C’est dur d’être un homme !) DR