GIRI-CHOCO, LE CHOCOLAT QU’IL LEUR FAUT
Lors d’une promenade dans les grands magasins nippons ou même dans la plus anodine des supérettes de quartier entre le 10 janvier et le 14 février, la place prise dans les rayons par les chocolats en tout genre délicatement emballés dans des cœurs de papier glacé donne l’impression que tous les grands noms de la chocolaterie mondiale se sont donné rendez-vous sur l’Archipel pour y déployer leur inventivité gourmande. Cette débauche de ganaches, gianduja, pralines et autres truffes sophistiquées pourrait laisser croire que les Japonais sont soit les plus gros amateurs de douceurs cacaotées de ce côté de la galaxie ou sont indéniablement dotés d’âmes aussi romantiques que celles des amoureux de Raymond Peynet. Ah, comme elle était simple, la Saint-Valentin, du temps de cet illustre dessinateur. Il suffisait à cette époque de se regarder dans le blanc des yeux, de s’abreuver d’eau fraîche et de se bercer aux battements du cœur de l’aimé(e) au milieu des colombes complices. Au Japon, les personnages de Peynet sont honorés dans deux musées, tellement ils sont populaires dans l’Archipel. Mais l’analogie s’arrête là, car la Saint-Valentin dans ce pays, c’est bien plus compliqué…
Le 14 février, ce sont les femmes qui, une fois n’est pas coutume, prennent l’initiative d’offrir à l’élu de leur cœur, leur Honmei, un cadeau chocolaté, fait main de préférence pour souligner leurs dons de fines pâtissières et donc de parfaites épouses en puissance. Cela peut également être l’occasion idéale, pour les jeunes filles timides, de laisser entendre à leur élu potentiel, que peut-être… s’il sait lire entre les lignes, il y aura plus que du chocolat, si affinités… Jusque-là, cela reste tendre, et ma foi, Peynet n’est pas encore trop éloigné. La où ça se corse, c’est quand on prend en compte les giri-choco, autrement dit, les chocolats offerts par devoir. C’est une spécialité japonaise qui tire sa légitimité du souci bien ancré d’huiler les relations sociales entre les gens partageant le même cercle relationnel, que ce soit l’entreprise ou l’école, entre autres. Grâce aux giri-choco qu’elles offrent à leur supérieur hiérarchique, à leurs collègues de bureau ou à leurs camarades de classe, les femmes japonaises expriment leur reconnaissance ou tentent de se faire bien voir. C’est une délicate attention enrobée de chocolat, certes, mais il ne faut surtout pas en déduire que votre jolie assistante a des vues romantiques sur vous et rongeait son frein en silence jusqu’à la Saint-Valentin pour vous déclarer sa flamme. Tout au plus le nombre de giri-choco récoltés par les coqs de bureau est-il un indice de popularité auprès de la gente féminine du cru, les salaryman ne manquant pas de se vanter auprès de leurs collègues du nombre de chocolats reçus. La vanité masculine est si souvent affaire de quantité… Pour bien signifier aux naïfs et aux étourdis qu’il ne s’agit dans leur cas que d’un rite social sans aucune once de visée romantique, il existe des codes que les belles s’empressent de mettre en avant. Les giri-choco s’offrent au vu et au su de tous, et non pas subrepticement comme s’il s’agissait d’un billet galant. Ce sont les mêmes emballages, les mêmes quantités offertes à tous les membres du bureau, pour éviter de faire des jaloux, les hommes étant tellement susceptibles. Eviter également tout message personnel ou tout emballage trop raffiné à la main, afin que les intéressés trop benêts ne prennent ces sucreries pour des lanternes.
L’usage des giri-choco demande ainsi un dosage minutieux pour ne blesser personne et ne pas se retrouver emberlificotée dans des quiproquos dignes de Vaudevilles de machine à café. Paradoxalement, alors qu’ils avaient à l’origine pour but d’adoucir les mœurs et replacer un peu de sentiments dans un monde de brutes, ces chocolats offerts par devoir sont devenus au fil des années source de stress psychologique.
A tel point que de plus en plus d’entreprises, soucieuses de ne pas perturber l’harmonie sociale au sein des bureaux par l’introduction intempestive de ces bombes chocolatées à retardement, déconseillent voire interdisent désormais la coutume des giri-choco, au grand soulagement des représentantes de la gente féminine, qui ne se sentent donc plus obligées de répandre leurs crottes dans tout l’étage. Les hommes aussi, d’ailleurs, sont bien soulagés de cette simplification du protocole, ils échappent non seulement aux peines de cœur, mais aussi aux crises de foie…
Etienne Barral
Illustration : Pierre Ferragut