Il y a 60 ans, deux villes japonaises ont fait la cruelle expérience du feu nucléaire. Elle a profondément marqué les œuvres de nombreux cinéastes. Voyage au pays de l’apocalyspe.
Dans son histoire, le Japon a dû faire face à de très nombreuses reprises aux caprices de la nature. De l’éruption du mont Unzen, en avril 1793, qui fit 53 000 morts, au séisme de Kobe, en janvier 1995, qui tua plus de 5 000 personnes, en passant par le tremblement de terre du Kantô, en septembre 1923, qui emporta près de 170 000 vies, la nature s’est montrée bien cruelle avec les Japonais, leur rappelant régulièrement que l’existence tient finalement à très peu de choses. Et comme si cela ne suffisait pas, l’homme a ajouté sa touche personnelle : la bombe atomique, arme destructrice, capable de rayer encore plus brutalement de la carte n’importe quelle cité et de réduire à néant ce qui, quelques minutes avant, s’appelait encore la vie. Et le pire de tout, peut-être, c’est qu’elle ne se contente pas de faire seulement son œuvre dans l’immédiat, mais qu’elle tue encore long-temps après. Il n’est donc pas étonnant de voir que l’idée de destruction, d’apocalypse hante si souvent les productions de nombreux artistes, en particulier les cinéastes qui, chacun à leur manière, disent à leur public qu’une catastrophe naturelle ou artificielle peut survenir à tout moment.
Les bombardements atomiques des 6 et 9 août, qui ravagèrent Hiroshima et Nagasaki, ont ainsi alimenté l’imaginaire de dizaines de cinéastes dont les films témoignent, 60 ans après la tragédie, du poids qu’ils occupent dans la conscience collective du peuple japonais. Si les premières années qui ont suivi l’anéantissement des deux villes n’ont pas donné lieu à un travail cinématographique significatif à ce sujet – l’occupant américain souhaitant éviter les polémiques, les Japonais cherchant à oublier 15 années de guerre avec des comédies légères – la fin de l’occupation américaine, en 1952, ouvre la voie à une série de films. Ces derniers trahissent l’impact que l’arme atomique a eu sur les Japonais. Parmi eux, il convient de citer Genbaku no ko (Les Enfants de Hiroshima, 1953) de Shindo Kaneto, adaptation d’un roman d’Osada Arata, dans lequel le cinéaste emmène les spectateurs dans une sorte de visite guidée d’Hiroshima encore en ruines. Décrié pour sa tendance au sentimentalisme, le film fut un succès populaire. Quelques mois plus tard, un personnage emblématique du cinéma nippon fit son apparition : Godzilla. Ce monstre apparut dans les salles obscures en novembre 1954 alors que l’opinion publique japonaise était encore sous le choc d’un nouvel incident nucléaire. Le 1er mars 1954, un chalutier japonais et son équipage furent irradiés après l’explosion d’une bombe américaine sur l’atoll de Bikini, déclenchant une vaste campagne de mobilisation au cours de laquelle plus de 20 millions de signatures furent recueillies pour exiger la suspension des essais nucléaires sous-marins. C’est d’ailleurs un essai de ce type, conduit par les Etats-Unis, qui est à l’origine du réveil du monstre Godzilla dont la seule occupation est de tout détruire sur son passage jusqu’à ce qu’un scientifique humaniste japonais se sacrifie pour mettre un terme aux destructions. Considéré aujourd’hui comme un film culte pour ses effets spéciaux, Godzilla traduisait au moment de sa sortie l’allergie que la population japonaise pouvait avoir à l’égard de l’arme nucléaire, qui, même indirectement, était synonyme de chaos. Un autre film, moins spectaculaire celui-là, illustre ce rejet et cette peur que l’arme atomique a suscités au Japon. Il s’agit de Ikimono no kiroku (Chronique d’un être vivant, 1955) de Kurosawa Akira dans lequel un directeur d’usine obsédé par l’idée que le monde disparaîtra lors d’un conflit atomique tente de persuader sa famille de le suivre au Brésil où il espère être en sécurité.
Remarquablement interprété par Mifune Toshirô, ce long métrage sort dix ans après Hiroshima et Nagasaki. La blessure est encore fraîche, mais, bien qu’elle ne soit pas complètement guérie, elle est éclipsée par la course au développement économique, laquelle mobilisa toutes les énergies. Au cours de cette période, le principal objectif fut de ramener le Japon à la hauteur des principaux pays industriels même si cela se fit notamment au détriment de l’environnement. La mission fut accomplie et lorsque, dans les années 1970, les Japonais redescendirent de leur nuage, plusieurs cinéastes vinrent leur rappeler que l’arme nucléaire n’était pas seulement un mauvais souvenir, mais qu’elle faisait bel et bien partie de leur héritage commun. En témoigne le superbe Taiyô wo nusunda otoko (L’Homme qui vola le soleil, 1979) de Hasegawa Kazuhiko. Un enseignant menace de faire exploser une bombe atomique artisanale dans une société qui a, selon lui, perdu le sens des réalités. La bombe n’explosera pas, mais elle tuera son concepteur irradié lors de son montage. Elle n’est plus considérée comme une fatalité. Elle devient un moyen grâce auquel on peut tout remettre à zéro. C’est d’ailleurs ainsi que commence le film d’animation Akira (1988) d’Otomo Katsuhiro où l’on voit le feu nucléaire détruire Tokyo, le 16 juillet 1988, pour laisser la place à Neo Tokyo en 2019. Ce film illustre un changement d’état d’esprit. Il est l’œuvre d’un homme qui n’a pas vécu la guerre ni son issue fatale. Otomo a intégré l’héritage de Hiroshima, mais il s’en sert pour ouvrir de nouvelles perspectives. A l’instar des radiations qui ont, au fil du temps, produit des effets inattendus sur les hommes, Hiroshima et Nagasaki continuent, 60 ans plus tard, d’influencer la production cinématogra-phique japonaise.
Claude Leblanc
Une des premières scènes d’Akira de Otomo Katsuhiro.
La destruction de Tokyo, le 16 juillet 1988
R E P E R E S Si l’atomisation de Hiroshima et de Nagasaki a influencé le travail de création de nombreux cinéastes, elle a été à la base d’une production littéraire importante dont nous vous proposons une petite sélection :
Oe Kenzaburô, Notes de Hiroshima, éd. Gallimard, 1996, 13,72€
Dans cet ouvrage, le prix Nobel de littérature 1994 a réuni les témoignages de nombreuses victimes du bombardement ato-mique, écartelées entre le devoir de mémoire et le droit de se taire. Un livre indispensable pour comprendre la portée de cet événement.
Ibuse Masuji, Pluie noire, éd. Gallimard, 2004, 6,60€
Cinq ans après la bombe, Yasuko vit chez son oncle. Malgré son désir, elle ne parvient pas à se marier car le bruit court qu’elle a reçu l’averse de pluie noire qui retomba sur tout l’ouest de la cité, après le bombardement atomique. Un roman profond qui montre les difficultés rencontrées par les victimes directes et indirectes du feu nucléaire.
Regard bouleversé d’un jeune romancier français qui met en scène un documentariste japonais venu chercher des images de la ville atomisée. Celui-ci s’amourache du fantôme d’une jeune fille tuée lors du bombardement. Une histoire d’amour tragique sur fond de cité dévastée.
Nakazawa Keiji, Gen d’Hiroshima, éd. Vertige Graphic, 6 vol., 2003-2005, 15€ à 18€
Quand le manga permet d’exprimer toute l’horreur de la guerre, de la solution atomique et les difficultés que les survivants du bombar-dement ont dû rencontrer pour survivre. Un formidable travail de mémoire par un témoin direct de cette infamie. Une œuvre enfin traduite par Vincent Zouzoulkovski.
A noter également la sortie en DVD d’une série documentaire et d’un livre de Serge Viallet, L’Asie en flammes, chez MK2 Editions. Un excellent travail de recherche et de montage qui permet de mieux appréhender la tragédie qui a frappé cette région il y a plus de 60 ans.
RENCONTRE AVEC : Saitô Tadaomi, directeur de la Fondation pour la culture et la paix de Hiroshima
Responsable de la Fondation pour la culture et la paix de Hiroshima, Saitô Tadaomi est un ardent défenseur de la paix et du désarmement nucléaire dans le monde. Il nous explique son engagement et sa vision d’un monde où l’arme nucléaire reste encore d’actualité.
Pouvez-vous nous expliquer les principales missions de votre institution ? S. T. : La Fondation pour la culture et la paix de Hiroshima que je dirige a été fondée en 1996. Elle est entièrement financée par la municipalité de Hiroshima. Partant de l’expérience de notre cité, la seule atomisée à ce jour, elle a pour vocation d’aider à la promotion de la paix dans le monde et à l’amélioration de la condition humaine. Elle intervient dans des domaines très variés. Concrètement, nous entretenons l’héritage de cette tragédie. Nous promouvons l’esprit de la paix. Nous organisons des expositions au Japon et à l’étranger, nous assurons la gestion et l’exploitation des archives liées au bombardement atomique. Nous mettons en œuvre des campagnes en faveur de l’interdiction des armes nucléaires. Nous nous occupons de la Conférence des maires pour la paix à laquelle participent quelque 1065 villes du monde entier. Nous organisons des cours pour nos citoyens afin de favoriser les échanges et la coopération au niveau international. Nous finançons également des échanges avec des étudiants étrangers. L’ensemble de ces activités se fait avec le désir de promouvoir la coopération et la compréhension mutuelle avec les autres pays de la planète.
60 ans après le bombardement atomique de Hiroshima, qu’est-ce que les citoyens de la ville gardent aujourd’hui de cette expérience historique ? S. T. : Cet anniversaire est un moment où l’on peut mettre en accusation, aussi bien au Japon qu’à l’extérieur de l’Archipel, cette arme nucléaire qui a provoqué la mort absurde de civils. L’année prochaine, cela fera 10 ans que la Cour internationale de justice (CIJ) a rappelé qu’il fallait tenir compte “des caractéristiques uniques de l’arme nucléaire, et en particulier de sa puissance destructrice, de sa capacité d’infliger des souffrances indicibles à l’homme, ainsi que de son pouvoir de causer des dommages aux générations à venir” dans un avis consultatif qui soulignait que l’usage de l’arme nucléaire est contraire au droit humanitaire et au droit international. A Hiroshima, on n’a jamais cessé de soulever cette question dès le lendemain du bombardement atomique avec comme objectif de faire disparaître les armes nucléaires.
Cependant, en dépit de l’importance de cette question pour l’humanité, la difficulté de se lancer dans le processus d’abolition des armes nucléaires s’explique par l’absence d’un engagement des grandes puissances nucléaires en faveur de ce projet et par le manque de connaissance et d’intérêt à l’égard des victimes irradiées. Je pense qu’il est indispensable de promouvoir dans le monde “l’esprit d’Hiroshima” qui appelle à l’abolition des armes nucléaires et qui entretient la vérité sur l’atomisation sans oublier la mémoire d’Hiroshima afin que l’humanité ne commette pas une troisième fois le même crime et qu’elle se rappelle que le développement ainsi que la possession d’armes nucléaires est entre autres une action coupable à l’égard de la vie sur notre planète.
Dans le domaine éducatif, est-ce que la municipalité d’Hiroshima dispose de programmes destinés à la promotion de la paix ? S. T. : Le déclin de la conscience pacifique chez les jeunes est inquiétant. C’est la raison pour laquelle je crois qu’il est nécessaire de renforcer l’enseignement de la paix dans les programmes scolaires. D’ailleurs, nous nous y employons. L’un des axes principaux consiste à faire venir dans les écoles des victimes du bombardement et nous nous efforçons de favoriser l’enseignement de cet idéal de paix en organisant des travaux sur l’héritage lié à l’expérience de la guerre et de la bombe atomique et en amenant les écoliers et les collégiens à se rendre dans notre centre d’information sur la paix. Par ailleurs, nous avons mis en place un programme de formation pour les nouveaux enseignants et les éducateurs en faveur de la paix. Nous avons également procédé, en 1995, en 2000 et cette année, à une enquête portant sur la paix auprès d’enfants dans les écoles primaires et les collèges afin de collecter des données de base pour adapter notre enseignement pour la paix. Je peux aussi citer les étudiants en art de l’Université municipale de Hiroshima qui, après avoir entendu les témoignages des victimes du bombardement, réalisent des travaux autour de ce sujet. Les échanges entre les victimes d’une moyenne d’âge de 72 ans et de jeunes étudiants en art sont en soi une forme d’enseignement pour la paix. Je crois qu’il faut laisser une trace aux générations futures en inscrivant “No More Hiroshima – Plus jamais d’Hiroshima”.
60 années se sont écoulées depuis le bombardement de votre ville. La menace nucléaire subsiste encore. Selon vous, quelles sont les solutions à mettre en œuvre pour limiter la prolifération des armes nucléaires ? S. T. : La prolifération des armes nucléaires s’explique à la fois par le fait que les pays qui en possèdent ne veulent pas s’en séparer et par le fait qu’il y a toujours un pays ou des collectivités qui veulent leur ressembler. Il faut donc tout faire pour interdire la prolifération de ce type d’armement et encourager le désarmement nucléaire. Le traité de non prolifération nucléaire, qui est entré en vigueur en 1970, impose un désarmement aux pays dotés de l’arme nucléaire et invite les autres à ne pas chercher à s’en procurer. Une position qui suscite un sentiment de mécontentement et d’injustice dans les pays qui n’en possèdent pas. D’autant plus lorsque les Etats-Unis développent et font des recherches sur des armes nucléaires de petite taille. L’important aujourd’hui, c’est que les pays reviennent à leur engagement de désarmer. Quand on s’intéresse à la situation en Asie, c’est la question nucléaire en Corée du Nord qui vient tout de suite à l’esprit. Mais pour parvenir à un réel désarmement nucléaire, rien ne sert d’agiter inutilement la menace que constitue ce pays, il faut reprendre le dialogue entamé, par exemple, par l’intermédiaire du groupe des six. Même si la Corée du Nord venait à désarmer, la question reste d’actualité dans la région avec la Chine qui envisage de renforcer son arsenal, la Corée du Sud et le Japon qui sont sous le “parapluie nucléaire” américain. Je crois qu’il est temps pour le Japon — pays victime de la bombe atomique — de chercher à créer une zone dénucléarisée en Asie du Nord-Est, en tâchant de construire une sécurité régionale qui ne soit pas fondée sur la dissuasion nucléaire.