Daigorô doit serrer cent mains après chaque représentation et signer les multiples articles vendus. Les jeunes filles lui agitent longuement la main en s’approchant de lui les yeux baissés ; les vieilles dames (obachantachi, majoritaires dans le public) retirent les morceaux de papier de soie blanc qui sont restés dans son cou et se hissent sur la pointe des pieds (il mesure 1,68 m) pour lui avouer qu’elles n’ont eu d’yeux que pour lui. Les caméras, les appareils photos, les téléphones portables sont braqués sur lui et c’est un long défilé à ses côtés. Chacune doit repartir comblée. Il sait déjà flatter les jeunes mamans en caressant leurs bébés.
L’extraordinaire, dans le taishûengeki, provient de la relation qui existe entre les acteurs. Il s’agit de familles qui depuis des générations font du taishûengeki et dont les membres vivent ensemble et dorment dans le théâtre, à l’exclusion d’une semaine de congés annuelle où chacun regagne sa maison de Kyûshû (en ce qui concerne les Tachibana du moins – c’est leur région d’origine) et de quelques jours en fin d’année. L’intimité qui existe entre eux permet les improvisations les plus spontanées. Sous le “masque” blanc du maquillage se montre sans cesse l’individu. C’est cette brèche maîtrisée qui rend cette forme de théâtre si plaisante. On a le sentiment de faire partie de la famille, une famille très drôle dont le père est parfois un peu bourru, mais si aimant, au fond. On guette le moment où fusera la réplique incongrue (elle ne se rapporte pas toujours directement à la pièce : le zachô fait remarquer à son acteur qu’il tient son sabre dans le mauvais sens, ou qu’il a traversé une paroi et qu’il n’est pas crédible) qui conduira Daigorô à se cacher derrière sa manche pour rire plus à son aise lorsqu’il joue un personnage féminin (de belle jeune fille de son âge généralement). Quand les acteurs se surprennent eux-mêmes d’être émus par leurs personnages, on devine le temps d’un regard, l’esquisse d’un sourire, l’amorce d’une raillerie ; le rôle a repris le dessus mais la complicité est apparue, toute nue, sans fard.
La vie de la troupe, toute dédiée à son art, est belle et implacable. Lever à 6 heures, mise au point du spectacle du matin (12h30 ou 13h) qui, comme celui du soir, dure trois heures, déjeuner, spectacle du soir, à 18 heures, différent de celui du matin (la pièce du moins), bain, dîner, préparation des spectacles du lendemain le temps qu’il faut (généralement jusqu’à minuit). La troupe crée son répertoire, toujours renouvelé – par l’imagination, les expériences, les téléfilms – et ses décors. Pas un jour de congé, sauf au théâtre Miyoshi de Yokohama qui ferme le lundi. Le dernier jour du mois permet d’assurer le déplacement jusqu’au théâtre suivant. Les malles sont faites le 29, après la représentation finale, celle du midi. Les hommes sont en outre davantage mis a l’honneur que les femmes. Les interactions avec le monde extérieur se font par deux canaux : on est un fan ou un professionnel. Aux fans est accordé un traitement chaleureux et individualisé, mais égalitaire (quelques fans sont privilégiés – pas par la troupe qui en voit trop, mais par sa société de communication – c’est à elle qu’il incombe d’être sociable – qui forme autour de la troupe une sorte de cordon sanitaire) ; le réseau professionnel offre davantage de variété – il y a les journalistes, les collaborateurs comme Kitano, et les autres troupes avec lesquelles les liens peuvent être familiaux (entre troupes, on s’invite mutuellement, on mentionne à la fin du mois le nom de la troupe qui va se donner le mois suivant, en louant son zachô…). Il n’empêche, la fascination demeure.
Guibourg Delamotte