Comment qualifierez-vous l’œuvre de Katô Shûichi ?
I. H. : Je pense que Katô Shûichi était un intellectuel dans la droite lignée des Lumières et qu’il est représentatif de ces intellectuels de l’époque moderne qui se sont succédés depuis Fukuzawa Yukichi. On peut ainsi citer dans l’après-Seconde Guerre mondiale Maruyama Masao, l’éditeur Iwanami et le groupe de presse Asahi, car ils ont incarné une approche orthodoxe du savoir qui défendait les droits de l’homme, le pacifisme, la justice sociale et la démocratie. Tout en occupant une position critique à l’égard de la politique menée par le Parti libéral-démocrate, ils ont représenté l’orthodoxie de la démocratie d’après-guerre. Katô Shûichi a incarné ces valeurs. S’appuyant sur une érudition qu’on peut qualifier d’encyclopédique grâce à ses connaissances sur le Japon, la Chine et l’Occident, il a tenté de définir la place de la culture japonaise d’un point de vue universel. En tant que responsable éditorial du Dictionnaire encyclopédique mondial (世界大百科事典), la principale encyclopédie du Japon publiée par Heibonsha, Katô appartenait à cette famille d’encyclopédistes contemporains.
Quelle a été son influence sur la pensée japonaise contemporaine ?
I. H. : Du fait de sa réflexion sur la culture et la société japonaise moderne, je pense que Katô Shûichi a été comme un repère. Si je devais m’exprimer en termes astronomiques, je le comparerais à l’étoile du berger. S’il fallait désigner celui qui a incarné l’intellectuel moderne, ce serait lui. Avec Maruyama Masao, il est sans doute celui qui a le mieux défini le processus de pensée consistant à s’interroger en partant d’un point de vue le plus universel possible. Katô n’était ni un spécialiste des sciences ni un théoricien pointu. Il était plutôt un philosophe dans le sens voltairien du terme. Avec ses connaissances sur un sujet et son opinion personnelle élaborée à partir d’un point de vue universel, il finissait par exprimer son avis. Il a mis en pratique cette démarche intellectuelle. On peut dire que le territoire de Katô ne se trouve pas dans sa théorie ou sa doctrine, mais plutôt dans sa démarche en tant qu’universaliste. Ce qui a fait de lui un grand penseur, c’est la cohérence de sa pensée qu’il voulait universelle. De ce point de vue, il a eu une influence fondamentale dans la pensée japonaise contemporaine et je pense que cela durera. Katô n’a ni disciple ni épigone dans la mesure où ceux qui suivent une démarche universaliste ne peuvent pas être disciple ou épigone. Reste que des hommes de la trempe de Katô sont des denrées rares dans le Japon contemporain, à l’exception d’un Ôe Kenzaburô par exemple.
Dans Le Temps et l’espace dans la culture japonaise, Katô revient sur les notions de temps et d’espace qui ont occupé une grande partie de son œuvre. Qu’est-ce qui, d’après vous, l’a conduit à tant s’intéresser à ces notions ?
I. H. : L’idée qui consiste à placer comme fondement le concept de temps et d’espace est une approche très moderne. Comme vous le savez, le temps et l’espace ce sont, selon Kant, “des formes a priori de la sensibilité”. Katô a donc cherché à saisir les formes a priori liées à son expérience de la culture japonaise. On peut ainsi comprendre sa démarche en tant qu’universaliste soucieux de saisir la culture japonaise, en faisant du rationalisme universel son point de départ.
Cependant, je ne pense pas que cet ouvrage permette d’étudier complètement le temps et l’espace dans la culture japonaise. Je crois plutôt que ce livre aborde de façon empirique ce thème, en mettant en avant son immense savoir. Katô a esquissé avec une très grande force les sujets qu’il faudrait étudier de façon détaillée et à partir desquels établir des théories. Il faut considérer cette œuvre comme une sorte de testament qu’il aurait confié à des intellectuels et des chercheurs pour qu’ils explorent la culture japonaise.
Katô a été ce qu’on appelle un intellectuel engagé. D’après vous, quel doit être le rôle des intellectuels dans le Japon d’aujourd’hui ?
I. H. : Lorsque Sartre est mort en 1980, j’étais encore étudiant. Je me souviens d’avoir assisté à une conférence intitulée Rayonnement et défense des intellectuels qu’organisait Katô Shûichi. Comme c’est le cas sans doute en France, la voix des intellectuels se fait moins entendre au Japon. L’influence des intellectuels issus du monde de l’écrit comme les universitaires, les scientifiques ou les écrivains est en baisse. La puissance des intellectuels est bien faible comparée à celle des acteurs issus du paysage médiatique comme les stars du rock, les vedettes de la télé ou les artistes. Cependant, je pense que c’est un intellectuel de la qualité de Katô qui a soulevé les questions qu’il fallait aborder, en mettant le doigt sur les sujets fondamentaux comme l’importance de la mémoire, la crise mondiale qui sont apparus depuis les années 1990 avec la fin de la guerre froide. Ceux qui ont développé une réflexion à moyen et long terme en posant les questions clés sur la société, sur l’avenir du capitalisme financier, sur le terrorisme et les nombreux conflits qui ont suivi la première guerre du Golfe s’appellent en France Bourdieu ou Derrida. Au Japon, il s’agit de Katô Shûichi, Ôe Kenzaburô ou Chikushi Tetsuya. Le Japon vient de connaître la fin du règne du PLD, conséquence de la critique du fondamentalisme du marché et du refus du révisionnisme constitutionnel. J’y vois l’influence de Katô qui croyait encore au rôle des intellectuels.
Le pacifisme tel que l’a exprimé Katô est-il, selon vous, encore de mise aujourd’hui ?
I. H. : Le 8 décembre 2006, de très nombreuses personnes ont assisté à la conférence intitulée Katô Shûichi – le vieil homme et l’avenir des étudiants – guerre ou paix ? que les étudiants avaient organisée sur le campus de Komaba de l’Université de Tokyo. “Le vieil homme a du temps. Les étudiants ont aussi du temps. Si l’on peut bâtir une solidarité en mettant en place un dialogue historique qui transcende les générations grâce à la liberté de penser que leur donne leur temps libre, il y a l’espoir d’arrêter le révisionnisme constitutionnel et d’empêcher les guerres”. Tel est en substance le message qu’il leur a délivré.
Selon moi, la position de Katô à l’égard de la paix relève davantage du scepticisme concret que de la conception un peu floue et abstraite qu’on appelle pacifisme. En d’autres termes, il faut se demander ce qu’on peut dire et jusqu’où on peut aller à partir d’une expérience historique concrète. Pourquoi et par qui est déclenchée une guerre ? Qui est la victime ? En commençant par se poser ces questions concrètes, et grâce à l’usage de sa liberté de penser, il finit par aboutir à sa position contre la guerre. Dans son dialogue avec les jeunes, je pense qu’il a montré que la mise en doute de la guerre grâce à l’usage de sa liberté de penser est une approche très différente du pacifisme de croyance ou d’obligation. En ce sens, je crois que ces échanges avec les plus jeunes ont été la passion de Katô Shûichi jusque dans les dernières années de sa vie.
Propos recueillis par Claude Leblanc