LE GROS POISSON-CHAT
Et si c’était celui-là ?” Voilà bien une préoccupation de néophyte… “Celui-là”: le terrible, le fameux, celui dont personne n’ose prononcer le nom et que tout le monde redoute… Celui dont les vieux gardent encore le souvenir et que les jeunes espèrent ne jamais connaître.
Et pourtant… Que celui qui n’a pas tremblé en ressentant pour la première fois les étagères qui chancellent, le sol qui se dérobe, oui que celui-ci seulement rigole et se moque du néophyte. Nous l’avons tous été, néophytes, à notre arrivée au Japon, il y a 20 ans, 5 ans, 12 mois ou la semaine dernière. Il y a des choses immuables dans ce pays, et les séismes en font partie. Tenez-vous-le pour dit, vous ne ferez pas l’économie d’une grosse frayeur en venant au Japon, vous tremblerez, c’est juré.
Malgré la préparation mentale nécessaire pour conjurer ces caprices telluriques, lorsqu’il survient, le séisme, on n’en mène pas large… On se rend tout de suite compte quand la Terre commence à frémir, mais on ne sait jamais à l’avance quand elle va daigner se calmer. Le temps est une mesure abstraite lorsque les murs tanguent: les secondes semblent bizarrement très longues, quant aux minutes, elles durent une éternité.
La légende veut que l’Archipel repose en équilibre sur le dos d’un namazu géant (un poisson-chat asiatique à tête plate et aux longues moustaches). Alors que nos ancêtres les Gaulois avaient peur que le ciel leur tombe sur la tête, ce qui est bien compréhensible, les fils de Yamato redoutaient assurément que la Terre se dérobe sous leurs pieds. Le grand stratège du XVIe siècle, Hideyoshi Toyotomi, ordonnait ainsi en 1592 que son château de Fushimi, à Kyoto, soit “construit de façon suffisamment solide pour résister au poisson-chat”.
De nos jours, le premier réflexe des Japonais lorsque le poisson-chat s’étire langoureusement, comme tiré de sa torpeur, c’est de se précipiter sur la télécommande du téléviseur. Non pas que cette baguette magique moderne permettra de remettre à leur place les bibelots tombés des étagères, mais parce que la NHK diffuse, dans la minute qui suit les premières secousses, les bulletins spéciaux permettant à tout un chacun de prendre la mesure de l’amplitude sismique et d’apprendre où se trouve l’épicentre. Avec un peu de chance, une caméra en action au moment du réveil du matou siluriforme a permis d’immortaliser le spectacle toujours distrayant d’une lampe qui vacille ou d’une bibliothèque délestée soudainement de ses livres. Chacun se remémore les consignes de sécurité, se glisse sous la table, se rapproche des murs porteurs et évite les fenêtres vitrées. Les plus prévoyants (ce qui n’est malheureusement pas le cas de tout le monde) sortent leur casque et leur sac à dos de survie, qui contient le minimum vital pour affronter d’éventuels jours sans toit. Depuis la catastrophe de Kobe en 1995, plus personne ne considère au Japon que les séismes, cela n’arrive qu’aux autres. N’empêche, à force d’accumuler les expériences de petits tremblements de terre sans conséquence, force est de reconnaître que le sentiment de danger imminent s’émousse au fil des années. A part justement pour les néophytes, le poisson-chat apparaît certes d’un tempérament joueur et taquin, mais il semble en définitive avoir d’autres congénères à fouetter plutôt que de se mettre vraiment en colère et tout saccager sur son passage. J’avoue qu’après plus de 20 ans de fausses alertes, désormais, un tremblement de terre a du mal à me tirer de mon lit, c’est tout juste si je me retourne dans mon sommeil. Pas totalement inconscient quand même, mon sac à dos de survie n’est pas loin, et contient ce qu’il faut pour poursuivre le cas échéant mon somme à la belle étoile. Une fois le félin à nageoires retourné dans ses profondeurs, il reste encore un rite post-traumatique à accomplir avant de pouvoir vaquer à ses occupations habituelles: répondre et rassurer tous nos proches du bout du monde qui viennent d’apprendre par la radio qu’un “violent tremblement de terre a secoué aujourd’hui la capitale japonaise”. Mais non, ne t’inquiète pas, tout va bien, ce n’est qu’un gros chat taquin qui a éternué. En attendant «celui-là»…
Etienne Barral
Illustration : Pierre Ferragut