Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que les Japonais ont une certaine attirance à l’égard de l’étrange et du bizarre. La littérature, le cinéma ou encore le manga nous rappellent constamment cette fascination.
- Chaque année, le 3 février, beaucoup de Japonais procèdent à une étrange cérémonie dans leur maison. Ils ouvrent tout d’abord leur porte puis jettent sur le seuil des graines de soja (symbole de la richesse) avant de parcourir chaque pièce de leur domicile en criant : “Oni wa soto, fuku wa uchi”. En d’autres termes, ils chassent les démons (oni) de chez eux et demandent à la chance (fuku) de prendre leur place. Cette pratique pour le moins étonnante pour l’Occidental qui découvre le Japon n’est pourtant qu’une des nombreuses manifestations de l’intérêt que la population nippone porte aux fantômes, esprits ou autres apparitions surnaturelles. L’hiver dernier, la Maison de la culture du Japon à Paris avait eu la riche idée de consacrer une exposition à cet univers fantastique que les Japonais ne cessent d’entretenir en dépit de notre monde actuel qui cherche à donner des explications à tout. Si les Occidentaux se contentent de lire ou de relire les contes fantastiques des siècles passés pour se plonger dans le monde de l’étrange, les Japonais trouvent encore aujourd’hui des ressources pour réinventer des univers où le bizarre prend l’avantage sur la raison. Le succès des dessins animés de Miyazaki Hayao, la déferlante de films d’horreur comme ceux signés Nakata Hideo ou encore l’engouement pour les jeux vidéo remplis de monstres à abattre traduisent parfaitement la place qu’occupe l’étrange dans la culture nippone.
Un kappa (lutin d’eau)
Extrait de Tensui, l’eau céleste, vol. 2 de Hanawa Kazuichi,
trad. du japonais par Hélène et Théodore Morita, éd. Casterman, 2005
Et les “choses bizarres” ne manquent pas. On ne compte plus les obake ou bakemono, en d’autres termes ce qui se transforme, que l’on traduit en français de façon générique par fantômes. Parmi les obake, il y a les yôkai, apparitions étranges sous forme animale, et les yûrei, esprits qui viennent hanter le monde des vivants, la plupart du temps pour se venger. Comme le rappelait Tim Screech, le fantôme japonais apparaît plutôt en été. Il est rare que les fantômes troublent l’existence des hommes pendant l’hiver. La plupart des histoires se passent à la belle saison. Dans une des premières histoire de son manga intitulé Yûyake no uta (La chanson du soleil couchant, éd. Shôgakkan, 1975), Saigan Ryôhei raconte de façon humoristique comment le patron d’une compagnie d’électricité cherche à “glacer le sang” de ses clients pour qu’ils consomment moins d’électricité en été, en utilisant les talents d’une actrice spécialisée dans les rôles de fantôme. Son stratagème marche d’autant mieux qu’il utilise la télévision pour faire passer son message. Toutefois les fantômes ne sont pas forcément là pour faire peur. Si dans certains endroits, des esprits troublent le quotidien paisible de certains individus comme l’a bien décrit Mizoguchi Kenji dans Les Contes de la lune vague après la pluie (Ugetsu monogatari, 1953) adapté des récits éponymes d’Ueda Akinari, bon nombre de ces fantômes prennent des formes amusantes et ne sont pas là pour faire peur. Miyazaki Hayao, dans Sen to Chihiro no kamikakushi, littéralement Sen et l’enlèvement par une divinité de Chihiro, mais traduit platement en France par Le Voyage de Chihiro a bien montré qu’une grande partie des personnages bizarres que l’héroïne croisait sur son chemin était la plupart du temps bien disposée à l’égard des humains, même s’ils pouvaient de temps en temps leur faire quelques misères pour leur rappeler leur devoir envers la nature ou envers les autres.
Seuls les oni (démons) semblent être les moins sympathiques dans l’univers étrange des Japonais. Souvent représentés avec des cornes et des visages aux traits féroces, les oni sont là pour faire trembler les hommes. Traditionnellement, les Japonais appelaient obake toutes les choses invisibles à l’œil nu qui leur inspiraient de la crainte comme les maladies par exemple. On comprend donc pourquoi les Japonais continuent aujourd’hui encore à les chasser de leur domicile alors que les obake ou bakemono peuvent trouver refuge dans les maisons sans que cela ne les effraie plus que ça. Rappelons-nous comment les deux jeunes héroïnes de Tonari no Totoro (Nos voisins les Totoro, 1989) s’amusent avec ce qui ressemble à des petites boules de suie vivantes au début du film de Miyazaki Hayao. Voilà peut-être pourquoi les Japonais prêtent finalement moins attention à ces choses que l’on considère en Occident comme bizarre, accordant plus d’importance au comportement étrange (hen na) de leurs contemporains.
Claude Leblanc
A lire
Installé depuis de nombreuses années au Japon, Eric Faure s’intéresse depuis longtemps au folklore nippon. Dans son dernier ouvrage, il nous aide à pénétrer dans l’univers fantastique des légendes japonaises, à travers des récits tirés des grands classiques de la littérature japonaise. Il nous raconte notamment “la dramatique histoire de ces renardes qui assumèrent une apparence humaine et s’unirent à des hommes” et nous apprend ainsi pourquoi il y a tant de sanctuaires et de petits autels aux renards dans tout le Japon. Un bon complément littéraire à la lecture de l’ouvrage d’Eric Faure. De même, Kwaïdan de Lafcadio Hearn plonge le lecteur dans une série d’histoires étranges qu’il a choisies parmi toutes celles que sa femme japonaise avait pu lui raconter. La légende d’O-Tei est l’une des plus belles. Ce récit de résurrection est caractéristique de beaucoup d’autres, mais sous la plume de Hearn, il prend une toute autre dimension. Le cinéma japonais est plein d’histoires étranges. Dans Pompoko, Takahata Isao s’intéresse aux tanuki (sorte de blaireau) qui ont la capacité à se transformer et à prendre l’apparence des êtres humains pour défendre leur territoire attaqué par des promoteurs. Cette histoire “écologique” met donc en scène un des personnages les plus appréciés du bestiaire japonais. C. L.
Eric Faure, Histoires japonaises d’esprits, de monstres et de fantômes, L’Harmattan, 2006, 21€.
L.Hearn, Kwaïdan, Mercure de France, 1998, 3,90€.
Takahata Isao, Pompoko, Buena Vista Home Entertainement, 2006, 19,99€.