Depuis une dizaine d’années deux phénomènes éditoriaux, pourtant diamétralement opposés, ont bouleversé le petit monde de la bande-dessinée. Le premier est la multiplication des labels dit “indépendants” autour de structures regorgeant de jeunes auteurs bourrés de talent comme l’association “Amok ou Ego comme X”, qui éditent des livres sans limitation de pages, en noir et blanc et abordent des thèmes encore sous exploités. Le second est bien sûr l’éclosion du “phénomène manga” et sa cohorte de séries à rallonges, touchant un public principalement adolescent et, c’est assez rare pour être signalé, des deux sexes. Les auteurs issus de ces structures indépendantes ont su s’adapter aux contraintes des éditeurs classiques sans perdre leur âme et en contribuant à un renouveau en profondeur de la BD franco-belge. Par contre, on ne peut pas dire que les éditeurs français de manga aient beaucoup participé à donner une image adulte, valorisante ou exhaustive de la BD japonaise et de son incroyable diversité. L’immense majorité des titres — pourtant de bonnes factures — que l’on trouve actuellement en librairie sont destinés à des adolescent(e)s en mal d’aventuriers ninjas, d’érotisme soft, de magiciennes flanquées d’amusantes mascottes et autres collégiens rebelles et bagarreurs avec ou sans pouvoirs psy, c’est au choix. Quand on voit la devanture de certains magasins spécialisés on ne s’étonne plus de lire dans la presse des articles sur le manga d’une ignorance crasse (Télérama ou l’Express sont très fort à ce petit jeu là). Bien sûr, certains éditeurs (et notamment Tonkam) font des efforts méritoires en direction d’un public un peu plus exigeant en traduisant des livres atypiques ou certaines œuvres marquantes de Tezuka. Mais où sont les traductions des grands classiques de Ishinomori Shôtarô, Takemiya Keiko, Mizuki Shigeru, ou même Fujiko F. Fujio (Doraemon) qui pourraient toucher un large public tout en satisfaisant le plus exigeant et curieux des lecteurs? J’ose à peine évoquer la possibilité de traduire les œuvres foncièrement underground d’un Iguchi Shingo ou de Narita Akira, évoquées par F. L. Schodt dans son passionnant Dreamland Japan (Stone Bridge Press, 1996). Editer Goldorak est une initiative sympathique mais quand on pense qu’une série aussi passionnante et grand public que Ashita no Joe (et c’est un exemple parmi des dizaines d’autres) reste inaccessible à des lecteurs francophones… Alors, si les éditeurs pouvaient se rendre compte que leur lectorat n’est pas uniquement constitué d’ados (d’ailleurs qui nous dit que eux aussi n’aimeraient pas lire autre chose que le dernier succès de Shonen Jump?) et que le label “manga adulte” n’est pas toujours synonyme de violence et/ou de sexe, peut-être aurions nous la chance de découvrir une facette encore mal connue et ô combien fascinante du manga. On peut rêver… Jérémie LEROI* *Etudiant de japonais à Jussieu Paris 7. |