Si vivre vieux est synonyme de bonheur, alors le village le plus heureux du monde se trouve dans le nord d’Okinawa. Ogimi est l’endroit au monde où l’on vit le plus vieux. A l’entrée du village, gravé sur une stèle, on y trouve ce message: “A 80 ans, on est encore un gamin, à 90 ans, si la mort vient nous chercher, on la renvoit en lui disant d’attendre jusqu’à cent ans. Nous, plus on vieillit, plus on est plein d’entrain!”.
Une visite du village prouve que la stèle ne ment pas, et que le message n’a rien d’une épitaphe. Dès le matin de bonne heure, dans les champs de tubercules (dont les fibres sont la matière première des tissus traditionnels d’Okinawa) , des femmes souvent âgées de 60 ans et plus enlèvent l’écorce des tiges, plus loin, leurs ainées (90 ans et plus parfois) filent les fibres. Cette activité manuelle est réputée ici pour éviter la démence sénile (la doyenne de cette activité à Ogimi vient de fêter ses 108 ans). Dans les champs de mandarines plaqués sur le flanc des montagnes, un homme de 97 ans tourne autour de ses arbres pour vérifier la taille des fruits. Tous ont l’air bien portant, et le poids des ans semble ici moins lourd qu’ailleurs. En fin d’après-midi, une partie animée de croquet rassemble une vingtaine d’octogénaires (minimum) tandis que d’autres préfèrent le karaoke ou la danse folklorique.
Voyons chiffres à l’appui ce qui rend les personnes âgées de ce village de 3500 habitants si vaillantes. Le Japon n’est pas seulement le pays dont l’espérance de vie à la naissance est la plus importante au monde (en 1996: 76,36 ans pour les hommes, 82,84 ans pour les femmes), c’est aussi celui qui compte la plus grande population de centenaires au monde. On dénombrait plus de 8000 centenaires au Japon au 31 septembre 1997, soit mille de plus que l’année précédente et huit fois plus qu’en 1981. Les habitants d’Okinawa ne sont pas pour rien dans cette explosion des statistiques. En effet, l’espérance de vie moyenne sur l’île d’Okinawa est supérieure de deux à trois ans à celle du Japon et alors que la moyenne japonaise nationale des centenaires était en 1996 de 5,87 pour 100 000 habitants, elle est de 22,14 pour 100 000 dans la préfecture d’Okinawa et de… 50,5 pour 100 000 au village de Ogimi (données 1985 pour Ogimi, alors que la moyenne nationale était de 1,4 et celle d’Okinawa de 4,6). Si on appliquait le même ratio de croissance à Ogimi qu’à la préfecture d’Okinawa, il y aurait donc potentiellement à Ogimi en 1996, 243 centenaires pour 100 000 habitants. Dommage que ce village miracle ne compte actuellement que 3500 habitants.
Quels sont donc les secrets de cette longévité exceptionnelle?
Comme pour l’ensemble des Japonais, la sacro-sainte trilogie diététique “Riz – Poisson – Soja” est respectée. Les spécialistes nippons s’accordent pour dire que l’équilibre entre ces trois aliments est pour beaucoup dans la prolongation globale de l’espérance de vie japonaise. A Okinawa, certains autres facteurs, diététiques, climatiques et sociaux, entrent en ligne de compte et permettent d’expliquer l’écart entre la longévité moyenne au Japon et celle des gens d’Okinawa. Pour rester dans le cadre de la diététique, par rapport aux Japonais du nord, les gens d’Okinawa ont quelques atouts supplémentaires dans leur assiette. Leur éloignement des îles principales du Japon les a tenus à l’écart des préceptes du bouddhisme, qui professe de ne pas tuer les animaux. Ici à Okinawa, la viande de porc est monnaie courante. Consommée à dose raisonnable la viande dégraissée (le porc à Okinawa est consommé mijoté plutôt que grillé, ce qui élimine les graisses sans perdre les protéines animales) joue un rôle positif sur la prévention des maladies artério-cérébrales. Or ces maladies sont une des principales causes de mortalité au Japon (15% des décès), mais sont moitié moins fréquentes à Okinawa que sur le reste du territoire japonais.
La consommation modérée de sel est également à mettre à l’actif de la cuisine d’Okinawa. Alors que la moyenne quotidienne nationale est de 13 grammes, elle n’est ici que de 8 grammes de sel par jour. Cela a une incidence sur l’occurrence des cancers de l’appareil digestif ainsi que sur l’hypertension, deux facteurs importants de mortalité au Japon, mais qui sont bien moindres à Okinawa. Les algues “Kombu”, qui font également partie des habitudes alimentaires à Okina-wa, ont, elles, un rôle déterminant pour lutter contre l’artério-sclérose et le diabète grâce aux fibres végétales et aux minéraux qu’elles contiennent.
Autre facteur positif: la position géographique d’Okinawa, proche des tropiques. Tandis que les personnes âgées sont blotties au coin du feu dans le nord du Japon et attendent dans l’inactivité la plus totale le retour du printemps, les petits vieux d’Okinawa n’ont pas cessé un instant de travailler dans leur champ, en manche de chemise. Or, c’est justement dans le Nord du Japon que l’espérance de vie est la plus courte et à Okinawa qu’elle est la plus longue. Le différenciel entre les deux régions atteint 8 ans. L’activité physique poursuivie tout au long de l’année serait donc un facteur de santé, sans compter l’effet psychologique de se sentir utile à la communauté.
Ainsi l’existence poursuit-elle son cours à Ogimi. Personne ne songe à établir des records de longévité, la vie dure sans se poser trop de questions. On naît, on vit, et un jour, on meurt. Mais les derniers à se poser des questions sur cette exceptionnelle longévité sont sans doute les premiers intéressés.