LE TEMPLE DE LA MORT SUBITE : Une mise en bière à la pression
Supposez que vous vous trouviez à l’entrée d’un temple, bouddhiste, de préférence. A l’instant fatidique où vous allez réveiller les dieux pour leur faire part de vos prières, qu’allez vous bien pouvoir leur demander? Fortune? Succès aux examens? Santé, prospérité et gloire? Bonheur conjugal? Naissance sans problème? Circulation fluide les jours de départ en vacances? Chaque temple a ses spécialités et il vaut mieux ne pas se tromper de dieu, donc de temple, si l’on veut augmenter les probabilités de voir ses vœux exaucés. Certains de ces temples sont connus dans tout le Japon pour leur efficacité à exaucer les vœux des aspirants étudiants à Todai, tandis que d’autres se chargent des femmes enceintes ou des boutiquiers désireux de doubler leur chiffre d’affaires. On y vient tout particulièrement, en pèlerinage, lorsqu’on est confronté à un problème précis, dans l’espoir que les dieux, ce jour-là, ne seront pas à la pêche. Le problème est que la plupart de ces temples sont dédiés au commun des immortels et que les prières faites aux dieux ne sont, somme toute, pas bien originales. Il doit en résulter chez ces derniers un certain sentiment de lassitude face à notre manque d’imagination. Ce qui expliquerait pourquoi bien peu de ces vœux soient en définitive pris au sérieux et exaucés.
Chaque semaine, des cars entiers de personnes âgées viennent à Kichidenji
Pour ce qui est de l’originalité, rien ne vaut sans doute le Temple Kichidenji, qui se trouve à quelques sons de cloches du célèbre Temple Horyuji, en banlieue de Nara, patrimoine mondial de l’UNESCO depuis peu. Le Kichidenji, surnommé “Pokkuri-dera” est en effet dévoué à ceux qui souhaitent quitter notre monde sans souffrir et si possible, sans traîner en route. En japonais, “Pokkuri” signifie “subitement” et ne s’emploie que pour qualifier un décès. Le temple Kichidenji est donc surnommé fort à propos “Temple de la mort subite” (Toute ressemblance avec une marque de bière belge dont il est trop bon d’abuser ne serait que fortuite), ou plus sérieusement, selon la dénomination officielle mais lexicalement inexacte, “Temple de la mort paisible”.
Selon la légende de la création de ce temple, le Kichidenji a été construit en 987 de notre ère par Eshin-Sôzu, le moine de la secte Tendai. Connu pour sa piété filiale, Eshin-Sôzu vivait avec sa vieille mère malade. Voulant abréger ses souffrances, il lui fit revêtir des habits qu’il avait lui-même bénis et grâce à ses prières, la vieille femme mourut paisiblement et sans souffrir. Et c’est depuis ce temps là que les Japonais s’en remettent aux pouvoirs de ce temple pour partir rapidement rejoindre leurs ancêtres et la mère de Eshin-Sôzu.
Chaque semaine, des cars entiers de personnes âgées, venant le plus souvent du Kansai mais aussi parfois du reste du Japon, viennent se garer le long du Kichidenji. Bien que ne figurant pas dans la plupart des guides de Nara, les personnes âgées se transmettent de bouche à oreille les pouvoirs du Kichidenji.
Le premier septembre de chaque année a lieu “Hojo-e”, la plus importante céré-monie annuelle du temple. Afin de rappeler sym-boliquement que nous serons peut-être oiseaux ou poissons dans une autre existence, cette cérémonie consiste en un lâcher de pigeons et de carpes, rendus à la nature au lieu de finir dans notre assiette, ce qui est aussi un moyen de rendre grâce à tous ceux qui ont fini en yakitori ou en sashimi. En espérant que ces animaux, qui seront peut-être à leur tour humains dans une vie ultérieure, se souviennent de la bonté humaine qui les a laissés (pour une fois) en vie. A cette occasion, les visiteurs sont encore plus nombreux que d’habitude et environ un millier de personnes viennent prier Eshin-Sôzu. Les uns après les autres, les pélerins viennent déposer des sous-vêtements à faire bénir par le prêtre supérieur du temple. Pour 5000 yen (250 francs), chacun peut donc recevoir la même bénédiction que celle reçue par la mère de Eshin-Sôzu. Placé dans une enveloppe à leur nom, le sous-vêtement est apporté devant l’autel où le prêtre supérieur, imperturbable, marmonne en une longue litanie les noms et adresses des pélerins s’étant acquittés du denier du culte. A peine bénis, les sous-vêtements sont remplacés par d’autres, en un va-et-vient incessant autour de l’autel. Le prêtre, lui, bénit toujours; tandis qu’en face de lui, le bouddha Amitabba, sculpté d’un bloc dans un tronc de châtaignier, reste impassible face à l’agitation qui règne dans le temple.
Les sous-vêtements récupérés par leurs propriétaires légitimes seront portés soit dès le lendemain, soit lors d’une maladie. “Quitte à mourir, je ne tiens surtout pas à être une charge pour ma famille si je tombe malade” confie une grand-mère de 84 ans, venue de Kyôto, avant de préciser qu’elle vient ici tous les ans depuis l’âge de 75 ans. Comme elle la plupart des personnes âgées interrogées sur place semblent moins redouter la mort elle-même que la perspective de devenir un fardeau pour leur famille. L’esprit qui imprégnait le film d’Imamura Shôhei, “La Ballade de Narayama” n’est pas aussi éteint qu’on aurait pu l’imaginer en cette fin de millénaire.
Alors que je m’attendais, à titre personnel, à entendre des gens me parler de leur arthrose qui les faisait souffrir, ou de leur cancer qui n’en finit pas de se métastaser – raisons qui me semblaient somme toute honorables pour souhaiter en finir avec la vie humaine et son lot de turpitudes quotidiennes – je dois avouer une certaine surprise face à la quasi-unanimité des réponses. Ne pas devenir dépendant, mettre un point d’honneur à tirer sa révérence sans déranger, à partir sur la pointe des pieds. Et certains de mes interlocuteurs de me laisser entendre que leur bru, leur gendre, leur font sentir tous les jours qu’ils sont de trop, qu’ils représentent une charge dont ils se passeraient bien. J’ai ainsi pu sentir en filigrane l’inconfort de la position de tous ces vieillards qui préfèrent s’en remettre au Temple de la Mort subite plutôt que de culpabiliser jusqu’à leur dernier souffle. Tandis que le Japon s’honore de jouir de la longévité la plus longue du monde, les personnes âgées aimeraient bien en finir sans acharnement thérapeutique. Paradoxal, non?