L’EMPIRE DU BALAI ET DE LA BALAYETTE
Commencer par nettoyer devant sa porte, et le monde entier sera propre”. Il faut croire que les commerçants japonais ont pris cette vieille expression française au pied de la lettre, tandis que nous nous contentions d’inventer les motocrottes et de déléguer le nettoyage de nos rues à des professionnels… Au Japon, une demie-heure environ avant l’ouverture des magasins, il faut voir les employés et vendeurs faire place nette devant leur boutique et astiquer les vitres. Une nouvelle journée commence, et il faut que la rue soit impeccable. Même pour les entreprises n’ayant pas pignon sur rue, nettoyer le quartier constitue le symbole de leur contribution à la communauté locale. Par exemple, dans le quartier de Kagurazaka, à Tokyo, chaque matin, une vingtaine de “salaryman” encravatés relèvent les manches de leur chemise blanche pour courir après les mégots, les bouts de plastique et les papiers gras qui s’ingénient à salir les trottoirs. Des brigades de jeunes bénévoles, les “green birds”, parcourent aussi les rues de la capitale pour ramasser les éventuels déchets.
La propreté, dit-on, c’est l’affaire de chacun avant d’être le problème de tous. Depuis leur plus tendre enfance, les Japonais se voient inculquer ce précepte. Pas de personnel d’entretien dans les écoles nipponnes, ce sont les élèves eux-mêmes qui nettoient les couloirs, leur salle de classe, les toilettes, et qui balaient la cour. La meilleure arme anti-graffitis, c’est l’éducation et la prise de conscience que nous sommes tous un petit peu dépositaire du bien collectif.
Dans les foyers, le tri des déchets est un exercice de haute volée. Est-ce des ordures ménagères ? Des produits recyclables, tels que les papiers et cartons d’emballage, les packs de lait, le verre et les bouteilles en plastique ? Des déchets combustibles ou au contraire incombustibles ? Chaque catégorie possède, dans les cuisines nipponnes, sa poubelle distincte et selon les régions, les sous-catégories sont légions. A Yokohama, il existe dix catégories différentes et un manuel de 27 pages explique en détail que les tubes de rouge à lèvres sont à ranger dans la catégorie “combustibles” s’il reste encore du produit dedans, mais dans la catégorie “petit métal” ou “plastique” si les tubes sont complètement vides. Kamikatsu, bourg de 2200 habitants, dont 50 % de personnes âgées, détient la palme nationale avec 34 différentes catégories de déchets.
Les étrangers de passage au Japon, peu au fait des coutumes locales, sont les bêtes noires des associations de quartier, qui stigmatisent l’incapacité des gaijin à trier proprement leurs déchets et à les sortir en temps et heure pour la collecte, c’est-à-dire le jour même, entre 5 et 8 heures du matin. Il n’est pas rare que les malheureux retrouvent devant leur porte en rentrant chez eux le soir les sacs de déchets qu’ils avaient déposés le matin au coin de la rue, le tout agrémenté d’une notice rédigée à la main insistant sur la nécessaire discipline citoyenne qui est de la responsabilité de chacun, et sur l’incompatibilité intrinsèque entre les ordures combustibles et les déchets imputrescibles. Au Japon, on ne mélange pas les bouchons avec les canettes… Il faut dire pour la défense des Ayatollahs des sacs poubelles que les chats, les chiens et surtout les corbeaux savent parfaitement que ces poches en plastique recèlent de nombreux trésors comestibles.
Il existe bien des empêcheurs de recycler en rond, qui prétendent, exemples à l’appui, que cette propension maniaco-excessive au triage des déchets ne sert à rien, car même les plastiques pourtant rangés dans la sacro-sainte catégorie des produits incombustibles sont en définitive incinérés. Et que les femmes au foyer qui s’échinent dans tout le pays à dépecer les briques de lait pour séparer le film plastifié du bon papier, ne contribuent à la préservation des arbres qu’à hauteur de 0,3 % du papier recyclé dans tout l’Archipel. Qu’importe, ça les occupe, avouent des politiciens cyniques. Tant que les ménagères se préoccupent de l’environnement, elles ne réfléchissent pas à la politique. Y’a pourtant bien des politiciens qui mériteraient d’être recyclés…
Etienne Barral
Illustration : Pierre Ferragut