Quel est le contexte historique dans lequel s’inscrit le personnage ?
Y. F. : La vie de Sakamoto Ryôma (1836-1867) se confond avec les trente dernières années du Bakufu, ce régime politique mis en place par Tokugawa Ieyasu. Celui-ci a été mis à mal par l’arrivée des bateaux du commodore Perry qui ont marqué la fin de 250 années de fermeture du pays. Cet événement a mis en ébullition la classe des guerriers. Les seigneurs ont contesté le pouvoir du Shôgun, tandis que les guerriers de rang inférieur ont saisi cette occasion pour s’imiscer dans les affaires intérieures de leur fief. Dans un premier temps, la menace étrangère a donné lieu à une réaction fanatique de la part des patriotes plutôt xénophobes et destructeurs… Puis progressivement, les esprits se sont calmés et d’autres stratégies ont vu le jour. Des alliances se sont nouées tandis que certains pays, comme la France ou l’Angleterre, se sont mis à offrir leurs services.
Quel rôle a-t-il joué ?
Y. F. : Il a été l’artisan du rapprochement entre les fiefs ennemis de Satsuma et de Chôshû qui portera un coup fatal à la suprématie du Shôgun. Grâce à la compagnie commerciale qu’il a fondée et qui est patronnée par Satsuma, il procurera des armes et des navires à Chôshû qui en contrepartie fournira du riz. Ce commerce clandestin rétablira des liens de confiance entre les deux fiefs et aboutira à une alliance militaire secrète. Avec le concours du fief de Tosa dont il est issu, Ryôma va ensuite œuvrer à l’abdication du Shôgun contrecarrant les visées des deux fiefs précédemment cités qui eux veulent recourir à la force pour éliminer définitivement ce seigneur trop encombrant. Après une course contre la montre, Sakamoto Ryôma réussit à atteindre également cet objectif. Mais alors qu’il commence à élaborer un projet politique inspiré du droit international et du système politique des Etats-Unis, il a été assassiné.
Pourquoi est-il encore si populaire ?
Y. F. : A la différence des autres personnages qui ont marqué cette époque, il n’a pas fait d’études brillantes. Il n’a pas appris la médecine ni les langues étrangères. Bien au contraire, ses résultats scolaires étaient tellement peu probants que rapidement sa famille a préféré le destiner à l’escrime. Pourtant il faisait preuve d’une intelligence globale qui lui a permis de dégager l’essentiel sans se perdre dans les détails. Il a ainsi privilégié l’ensemble (le Japon dans son entier en manifestant un nationalisme moderne) plutôt que les intérêts sectaires de chaque fief. Il ne craignait pas d’être individualiste et d’emprunter un chemin différent de celui de ses pairs. Un temps séduit par les thèses du parti loyaliste, il s’en est très vite éloigné en prenant congé de son fief. Pendant que ses camarades se livraient à des assassinats politiques et ressassaient des idées xénophobes, il préférait devenir le disciple d’un fonctionnaire contestataire du Bakufu, Katsu Kaishû. Il était pragmatique et savait reconnaître les hommes de talent. Auprès de Katsu, il a fait l’apprentissage des techniques de la navigation et lorsque son protecteur a été démis de ses fonctions, il est parti à Nagasaki pour fonder une société de commerce et donner libre cours à une âme d’entrepreneur ! Son charme vient aussi de ce qu’il était pacifiste. Il voulait canaliser l’énergie des patriotes, en leur offrant d’autres champs d’activités où pouvaient s’exercer leurs talents. Pour régler les litiges d’ordre maritime, là encore, il a anticipé sur son époque, en faisant appel au droit international et en invoquant des règles universelles. Au-delà du fief il y a le Japon et au delà du Japon le monde… Enfin n’oublions que Sakamoto Ryôma en mourant jeune n’a pas eu le temps d’être corrompu par le pouvoir et qu’il a emporté avec lui toutes les aspirations démocratiques qu’on lui attribue.
Est-ce que le roman de Shiba Ryôtarô a pris le dessus sur la réalité historique ?
Y. F. : Le mythe de Ryôma est sans doute tributaire du roman que lui a dédié Shiba Ryôtarô. Moi même je me suis mise à étudier cette période historique et ce personnage après m’être plongée dans la lecture de ce roman fleuve (8 volumes en collection de poche). Certes, Shiba Ryôtarô le dépeint comme un héros en soulignant son côté séducteur ou ses qualités de bretteur, mais pour le reste les éléments biographiques sur lesquels il s’est appuyé sont authentiques. Quand on lit les lettres qu’il a adressées à sa sœur on découvre à quel point il était naturel, spontané, plein de fraicheur, prêt à assortir son texte d’illustrations si nécessaire… Il a aussi vécu des histoires dignes d’un roman, notamment lorsque Oryô qui va devenir sa femme, se précipite au premier étage de l’auberge Teradaya dans son plus simple appareil (elle était en train de prendre un bain lorsqu’elle a été alertée par des bruits suspects) pour prévenir Ryôma que la maison était cernée par la police venue l’arrêter. Le voyage de noces qu’il effectue avec elle est aussi une anecdote réelle. Enfin sa mort auréolée de mystère a contribué aussi à marquer les esprits.
Incarne-t-il le leader que le Japon n’a pas actuellement ?
Y. F. : L’engouement pour Sakamoto Ryôma ne date pas d’hier. D’innombrables films, et émissions de télévision lui ont été consacrées, la dernière en date étant le feuilleton historique du dimanche soir sur la chaîne NHK. La revue President, dans un numéro de 1980, cherchait déjà à le présenter comme le précurseur du capitaliste moderne et je suppose que d’autres revues économiques ont dû prendre le relais. Mais je pense qu’il s’agit d’une mode passagère car je ne vois pas comment Sakamoto Ryôma pourrait indiquer le chemin à suivre à des Japonais désemparés devant un avenir incertain et en quoi il pourrait servir de modèle comme leader, chose qu’il n’a jamais été. Peut-être est-ce tout simplement une forme de nostalgie qui s’exprime envers un homme plein d’imagination et de fantaisie qui avait des qualités de visionnaire et qui était sûr de son jugement et de ses choix, un peu à la manière dont les Japonais étaient confiants en eux au moment de la forte croissance économique.
Propos recueillis par Claude Leblanc