Qui à Tokyo s’embête encore à trimballer sa lourde valise jusqu’à l’aéroport quand il suffit de la confier la veille à un livreur? Vous ne croiserez jamais non plus dans un train japonais des skieurs acharnés portant leurs skis comme une croix jusqu’au bas des pistes. Pourquoi s’encombrer de son sac de golf pour aller taquiner la petite balle blanche sur les greens quand on peut s’y rendre les mains dans les poches? Et comment se faire livrer au centre de Tokyo les produits frais provenant directement d’une bourgade du Kyushu?
Quand on vit à Tokyo, il y a des choses auxquelles on devient vite accro. Des services du quotidien à propos desquels on se demande comment on fait ailleurs (en France?) pour vivre sans. Les services de livraison à domicile, les Takuhaibin, font indéniablement partie de ces petits conforts qui rendent la vie plus facile. C’est grâce à ce réseau qu’Amazon Japon, par exemple, peut proposer à ses clients d’être livrés le jour même s’ils commandent avant 9 heures du matin. Mais bien avant le commerce par internet et l’essor des ventes d’objets de seconde main de particulier à particulier, les grands acteurs de la distribution de colis à domicile avaient déjà quadrillé le territoire national de milliers de comptoirs locaux reliés par des millions de camions qui sillonnent l’Archipel jours et (surtout) nuits pour livrer porte-à-porte en 24 heures quelque 3,2 milliards de colis et paquets individuels par an, ce qui représente tout de même chaque année 66 colis par foyer. Quand on pense que lorsque le groupe Yamato inaugura le principe de ces livraisons en 1976, il n’a livré le premier jour que 11 colis…
Avec les Takuhaibin, l’envoi d’un colis, c’est simple comme un coup de fil, et relativement bon marché. Travaillant 365 jours par an, les livreurs de quartier viennent à votre domicile prendre votre paquet, d’où il est acheminé vers le centre régional de sa destination, puis confié au centre local qui se chargera le lendemain de sa livraison, toujours à domicile, aux heures souhaitées par le destinataire. Et tout ça pour à peine 10 euros pour un colis de moins de 15 kilos. Qui dit mieux ?
Les livreurs de colis font partie du décor dans les rues des villes nipponnes. Jusqu’en 2006, c’était surtout leurs camions qui étaient omniprésents, garés le temps d’une livraison à tous les coins de rue. Avec le renforcement il y a trois ans des contrôles pour stationnements gênants, les entreprises de livraison ont dû modifier leurs pratiques et substituer aux camions obstruant les rues des vélos-charrettes ou des paniers sur roulettes qui font la navette entre le centre de distribution de quartier et les domiciles des particuliers. Cette métamorphose des méthodes de distribution s’est effectuée sans heurts, en moins de deux ans, et depuis, les livreurs, autrefois dissimulés par leur camion, sont maintenant eux-mêmes en première ligne et on les rencontre, courant inlassablement dans les rues en poussant leur panier rempli de paquets, bel exemple d’ardeur au travail et d’abnégation, surtout en été…
Les préoccupations environnementales risquent cependant de venir bouleverser une nouvelle fois, et bien plus en profondeur, le formidable réseau des services de livraison à domicile. En terme de bilan carbone, en effet, le recours massif aux camions pour assurer la livraison de ces milliards de colis se révèle désastreux. Le Japon compte pas moins de 16 millions de camions, qui assurent la quasi-totalité des transports par voie terrestre. Le fret ferroviaire est quasiment inexistant désormais sur l’Archipel, transportant 140 fois moins de marchandises que les camions. Et pourtant, à charge constante, les camions produisent 8 fois plus de dioxyde de carbone que les trains de marchandises. Les environnementalistes calculent qu’il suffirait de confier au rail 50 % du fret routier actuel pour réduire de 22 millions de tonnes les émissions de CO2. Un choix de société cornélien se profile au dessus des consommateurs nippons. Sont-ils prêts, pour contribuer à sauver la planète, à patienter quelques heures de plus pour recevoir leurs colis?
Etienne Barral
Illustration : Pierre Ferragut