Depuis 1997, le Japon enregistre un nombre de suicides croissant. Pour prévenir ce phénomène, des mesures sont envisagées, mais elles semblent bien faibles.
- En 2004, 88 personnes par jour décidaient de se donner la mort. Un chiffre impressionnant qui porte le nombre de suicidés au Japon à 32 325 individus pour la seule année 2004. Et même si les autorités pouvaient se féliciter d’une baisse par rapport à l’année précédente, il n’en reste pas moins que, depuis 1997, le seuil des 30 000 suicides est franchi et que les pouvoirs publics semblent bien incapables d’enrayer de façon significative cette tendance. D’autant plus que les spécialistes de la question estiment que le nombre de tentatives se situe entre 150 000 et 300 000. Le suicide n’est peut-être pas encore élevé au rang de grande cause nationale au Japon, mais il serait tant de s’en préoccuper, ajoutent plusieurs responsables d’associations de prévention contre le suicide. C’est le cas notamment d’Otsuki Tomohiro auteur de plusieurs ouvrages sur la question et animateur d’un site Internet destiné à aider les personnes désireuses d’en finir avec la vie. D’après lui, “le principal problème réside dans l’absence d’infrastructures susceptibles de traiter et d’accueillir les suicidaires. Il existe bien au Japon de nombreuses structures psychiatriques, mais celles qui sont en mesure de réagir rapidement à des situations d’urgence comme les suicides sont très rares”. De toute évidence, le pays du Soleil-levant a accumulé de nombreux retards en la matière. Et en dépit des efforts consentis par des individus et des organismes associatifs, le suicide a de beaux jours devant lui. Le ministère de la Santé et du Travail s’est pourtant fixé un objectif, celui de ramener à 22 000 le nombre de suicides d’ici 2010. Pour y parvenir, il entend mettre l’accent sur la lutte contre la dépression (utsubyô ǧǬïa) dont sont victimes un nombre croissant de Japonais et face à laquelle il n’y a pour l’instant guère de réponses satisfaisantes.
Après des années de croissance économique au cours desquelles la plupart des Japonais ont sacrifié une grande partie de leur existence au nom de la communauté, la crise liée à l’éclatement de la bulle financière leur a été fatal. Les restructurations industrielles, les faillites et la forte diminution du nombre d’embauches ont plongé une partie de la population dans le doute et ont amené certains Japonais à envisager l’idée de se donner la mort pour ne plus avoir à vivre dans un sentiment d’insécurité permanent. Otsuki Tomohiro fait un diagnostic similaire même s’il se montre plus critique à l’égard de certains responsables politiques. “Le Japon mène sous la responsabilité du gouvernement Koizumi une politique néolibérale qui se traduit par un désengagement de plus en plus net de l’Etat au profit du secteur privé. Son projet de privatisation de la Poste en est la plus récente illustration. Cela conduit d’ailleurs à de nombreuses aberrations à l’instar du récent scandale des normes antisismiques non respectées par des promoteurs immobiliers qui ont bénéficié de l’abscence des services de l’Etat pour faire n’importe quoi. Tout cela contribue à renforcer le sentiment d’insécurité dans la population. Si l’on ajoute à cela qu’à la différence d’un pays comme l’Allemagne où les chômeurs peuvent compter sur des allocations pour s’en sortir, le Japon n’offre pratiquement rien. La perte d’emploi se traduit pour certains par le suicide. Quant aux jeunes, ils n’ont pas beaucoup de perspectives et on peut comprendre leur désir de ne pas chercher à aller plus loin sur le chemin de la vie”, affirme-t-il. Le constat est sévère, mais il montre combien les Japonais ont mal vécu la crise des années 1990 et les changements opérés dans une société où tout était jusqu’alors parfaitement huilé. Les structures au sein desquelles ils évoluaient ont ainsi perdu leur rôle. La famille a éclaté. L’entreprise garante de l’emploi et de la stabilité financière des individus s’est tournée vers un autre modèle de gestion. L’Etat qui pouvait prendre le relais en cas de défaillance a lui aussi choisi de se désengager, laissant la population se débrouiller. La grande majorité des Japonais a fait contre mauvaise fortune bon cœur et a réussi à s’adapter à cette nouvelle donne, mais les plus fragiles — les jeunes et les plus âgés — ont eu bien plus de mal à réagir et à trouver des solutions positives à leur perte de repères. C’est là qu’il faut chercher les causes de la forte progression des suicides dans l’Archipel. Des lieux comme la forêt d’Aokigahara, située au pied du Mont Fuji, sont devenus au cours des dernières années des symboles de ce malaise social. Dans cette seule forêt, plusieurs dizaines de personnes s’y sont pendues. D’autres ont choisi de se jeter sous un train et d’autres d’appliquer la théorie de Newton. En la matière, les candidats au suicide ne manquent pas d’imagination, ce qui n’est pas le cas des autorités qui en sont apparemment privées. Une enquête publiée par le Mainichi Shimbun, en novembre 2005, montrait d’ailleurs que plus de 70 % des personnes interrogées estimaient que la politique de prévention de l’Etat était insuffisante. Il faut donc que le gouvernement prenne les mesures qui s’imposent, mais il doit surtout faire en sorte que la société japonaise retrouve des repères. La tentation néolibérale à laquelle les responsables politiques ont succombé ne paraît pas en mesure de répondre à ce besoin. Le choc né du scandale Livedoor (voir OVNI du 15 février 2005) souligne que la course à l’argent n’est qu’un mirage et que celui-ci ne permettra pas de ramener la confiance et le confort de la sécurité que tant de Japonais recherchent encore aujourd’hui.
Claude Leblanc
Une des premières scènes de Suicide Club de Sono Shion (2002).
Un groupe de lycéennes s’apprête à se jeter sous un train.
“Vivre, voilà le seul miracle”. C’est en ces termes que l’écrivain Sakaguchi Ango s’adressait à ses contemporains au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. A cette époque, le Japon sortait totalement brisé. Certains imaginaient alors qu’il fallait en finir. Le dégoût de soi était tellement présent qu’un autre auteur, Shiga Naoya, estimait que le seul responsable de la tragédie du Japon était la structure de l’esprit national, c’est-à-dire la langue japonaise elle-même. Il proposa alors de l’abandonner, de choisir un idiome raisonnable, le français par exemple, l’enseigner aux enfants, aux adultes, en rendre l’usage obligatoire, exclusif, quotidien — et faire ainsi du japonais, en quelques mois, en quelques années, une langue morte attachée à de mauvais souvenirs. Il ne s’agissait pas d’un suicide en tant que tel mais de ce que Maurice Pinguet a nommé un “autogénocide culturel”. Cette proposition pour le moins iconoclaste était une réponse au suicide national (ichioku gyokusai, le sacrifice des 100 millions de Japonais) que des nationalistes fanatiques avaient appelé de leurs vœux dans les jours qui suivirent la reddition du Japon en 1945. Ni le suicide collectif de 100 millions de Japonais ni le suicide culturel préconisé par Shiga n’ont eu lieu, car la population a retrouvé très vite, malgré les difficultés, le chemin de la vie et de l’espoir. “C’est une grandiose image de l’homme que nous offre la fin de la guerre, avec le spectacle de généraux sexagénaires et septuagénaires qui, au lieu de faire seppuku, se laissent traîner devant les tribunaux. Le Japon est vaincu, le bushidô anéanti : mais notre décadence est la vraie matrice d’où l’homme est enfin né. Vivre, se dégrader : hors ce processus normal, peut-il y avoir un raccourci commode pour sauver l’homme ? Je n’aime pas le suicide”, ajoutait Sakaguchi Ando qui faisait de la vie une priorité sur tout le reste, y compris à une époque où la vie était bien plus difficile qu’ajourd’hui. Il n’empêche que ce discours tout optimiste qu’il soit n’a pas toujours réussi à convaincre, car le fait de prendre la vie telle qu’elle est n’est pas aussi aisé qu’il y paraît. D’autant que les Japonais ont longtemps été bercés par des histoires de suicides. L’une des plus célèbres est celle des 47 rônins, ces loyaux serviteurs. “Ils doivent la perfection qu’on leur attribue au seppuku qui les a retiré du temps où tout se dégrade. Seuls les morts sont à la hauteur du rêve au nom duquel ils ont voulu mourir, seuls ils ne le démentiront pas. Ils relancent la fascination dont ils ont été victimes : ainsi tourne la roue du sacrifice”, explique, pour sa part, Maurice Pinguet dans La Mort volontaire au Japon (éd. Gallimard, 1984). Il n’est peut-être pas étonnant qu’une partie de la population y soit sensible.
C.L.
Tendance : les clubs de suicide
pointe de la technologie et que les Japonais ratent rarement une
occasion de s’approprier les dernières nouveautés. Parmi les outils de
communication moderne qui ont conquis le cœur de la population nippone,
la téléphonie mobile et Internet figurent en très bonne place. En 2003,
le Japon comptait 77,3 millions d’internautes et 81,5 millions
d’abonnés à des services de téléphonie mobile pour une population de
127 millions d’habitants. Dans une société où les liens sociaux
traditionnels ont eu tendance à se distendre voire à se désagréger au
cours des dernières décennies, il n’est pas étonnant que ces deux
médiums soient privilégiés par les Japonais pour tenter de recréer de
nouveaux réseaux. Si la plupart des usagers l’utilisent à des fins
positives, une minorité d’entre eux a choisi de mettre à profit ces
nouvelles technologies pour créer notamment des clubs de suicide en
ligne grâce auxquels des candidats à la mort se cooptent et
s’organisent pour disparaître ensemble. Selon les dernières
statistiques officielles, 91 personnes se sont données la mort en 2005
après avoir conclu des pactes avec d’autres suicidaires inscrits dans
des clubs de suicide en ligne. Si le chiffre reste ridicule en
comparaison avec les quelque 32 000 cas de suicides recensés, il n’en
est pas moins inquiétant pour les autorités qui ont décidé de les
comptabiliser depuis 2003. Cette année-là, 34 cas avaient été
enregistrés contre 55 en 2004. Pour éviter que le phénomène prenne de
l’ampleur, les pouvoirs publics et les fournisseurs d’accès à Internet
tentent de collaborer. A moins de censurer sans distinction tous les
sites qui parlent de suicide, on voit mal comment les autorités
pourront empêcher ceux qui le veulent de planifier leur mort comme ces
trois hommes et ces trois femmes qui s’étaient rencontrés sur le Net et
avaient décidé, en février 2005, de s’enfermer dans une voiture et de
mourir asphyxiés au monoxide de carbone. C’est d’autant moins facile
que pour bon nombre de jeunes, Internet est souvent le seul lien qu’ils
entretiennent avec l’extérieur. Sur le Net, ils peuvent se laisser
aller, laisser libre cours à leur fantaisie y compris la plus morbide.
C’est ce qui explique pourquoi plusieurs associations de prévention du
suicide ont créé des sites Internet à partir desquels elles tentent de
détourner les personnes les plus fragiles des clubs de suicide. Leur
mission n’est pas des plus évidentes, mais leurs membres pensent que la
présence sur le réseau est indispensable. Une seule vie sauvée justifie
leur engagement. Elles savent que les forums de discussion regorgent de
messages sur lesquels on peut lire parfois : “j’ai des somnifères et de
quoi nous asphyxier. Je cherche quelqu’un pour mourir avec moi”. Si ce
genre d’appels laisse indifférent la grande majorité des internautes,
ils peuvent parfois faire mouche quand la personne qui le lit se trouve
dans une situation psychologique difficile. “Je n’avais jamais pensé à
me suicider en groupe. Mais après avoir visité un club de suicide en
ligne, je me suis dit que ce serait peut-être plus facile. C’est un peu
comme si on traversait la rue quand le feu est rouge. On a moins peur
quand on est nombreux”, explique une jeune femme qui a finalement
renoncé à son projet macabre. Mais combien résisteront à ce désir
d’abandonner le monde des vivants ?
C. L.L’Internet mobile est une réalité au Japon
Les éditions Casterman, dans leur collection Sakka, ont publié en 2005
Le Cercle du suicide. Ce manga d’Usamaru Furuya, réservé à un public
averti, décrit bien le phénomène.
Rien ne va plus dans les régionsParmi
toutes les causes évoquées pour expliquer la recrudescence des suicides
dans l’Archipel, la crise économique figure au tout premier rang. C’est
surtout en province que les effets de la récession se sont fait le plus
sentir, et partant, il n’est pas étonnant que ce sont dans les
préfectures les moins développées du pays que le taux de suicide est le
plus élevé. “Des régions comme Hokkaidô ont été décimées par la
récession”, martèle Sakamoto Hiroshi qui travaille pour une association
de prévention du suicide. Il se montre particulièrement virulent à
l’égard des pouvoirs publics qui ont, selon lui, abandonné les régions
à leur triste sort. Il est vrai que la majorité de la population
japonaise se concentre aujourd’hui dans une très petite partie du
territoire autour des mégalopoles de Tokyo et Osaka. Ailleurs, la
densité est moins nombreuse et l’activité économique est souvent la
plus pénalisée en cas de crise, puisque les grandes sociétés dénoncent
d’abord leurs contrats avec les petites et moyennes entreprises locales
avant de prendre d’autres mesures. C’est ainsi que le tissu industriel
régional a subi de plein fouet la longue période de récession dans
laquelle a plongé le Japon au cours des quinze dernières années. “Il
n’y a pas une seule personne en province qui n’a pas perdu quelqu’un à
la suite d’un suicide”, ajoute M. Sakamoto. C’est dans les préfectures
du Nord de l’Archipel — Akita, Aomori et Iwate — que l’on enregistre le
plus grand nombre de suicides. Là-bas, les activités commerciales ont
enregistré une forte baisse, de nombreuses sociétés ont dû mettre la
clé sous la porte. Pour certaines personnes qui avaient consacré leur
vie entière à leur travail, cette décision ne pouvait se traduire que
par un suicide. Et quand on demande à M. Sakamoto ce qu’il en pense, il
répond simplement : “Des histoires comme celle-là, j’en connais des
dizaines”. Il n’est pas non plus convaincu par les affirmations du
gouvernement selon lesquelles l’économie japonaise est repartie sur des
bons rails. “C’est peut-être vrai à Tokyo, mais ici, ça ne se voit
pas”. La nouvelle économie sur laquelle le Japon fonde en partie son
retour vers la croissance n’est pas encore arrivée en province et rien
ne dit qu’elle s’y arrêtera. Car la population y est en moyenne plus
âgée, la plupart des entreprises n’ont pas encore fait leur révolution
technologique et cette croissance reste très fragile. M. Sakamoto et
les autres ne se font d’ailleurs guère d’illusions. Ils savent qu’il
leur faudra encore attendre avant de voir leurs régions ne plus figurer
en tête de ce classement macabre. C.L. Prévention
Pour répondre à la forte augmentation du nombre de suicides dans l’Archipel
et aux appels répétés des personnes engagées dans la lutte contre le
suicide, les pouvoirs publics semblent aujourd’hui plus prompts à
s’attaquer au problème. Le 26 décembre 2005, le Premier ministre a
décidé la mise sur pied d’une Conférence interministérielle chargée de
la prévention du suicide dont la mission est de faire baisser de 25 %
le nombre de suicides d’ici 2015. L’objectif est louable, mais le chef
du gouvernement n’a pas donné le détail des mesures qu’il compte mettre
en œuvre pour y parvenir. Le ministère de la Santé et du Travail a,
pour sa part, ouvert à la fin du mois d’août 2005 un site Internet
baptisé “Vivre” (ikiru) à partir duquel il entend mener une partie de
son combat contre le suicide. Les collectivités locales ne sont pas en
reste. Plusieurs préfectures ont, elles aussi, pris la mesure de
l’urgence. Celle de Kôchi, par exemple, a ouvert un site Internet, le
18 décembre dernier, dans le but “d’améliorer une situation qui est
devenue un problème social très profond”. Il est vrai que Kôchi se
situe au-dessus de la moyenne nationale en terme de suicide. L’accent
est mis sur l’information afin que les personnes concernées puissent
détecter les symptomes pouvant mener au suicide. Dans l’ensemble du
pays, les initiatives de ce genre se sont multipliées au cours des
dix-huit derniers mois. Mais beaucoup d’observateurs estiment que cela
ne suffira pas. Ce qu’il faudrait favoriser, c’est la création de
structures susceptibles d’accueillir et d’être à l’écoute de ceux qui
en ont besoin. Les crédits débloqués par l’Etat sont insuffisants et le
suicide reste une question difficile à aborder compte tenu des tabous
qui l’entourent. En matière de prévention, tout reste donc encore à
faire.
Rencontre avec : Satô Hisao, président de “Kumo no ito”
a fait faillite et s’est retrouvé confronté à l’idée de mettre fin à
ses jours. Mais il a décidé de lutter et de venir en aide à ceux ou
celles qui voudraient se suicider. Il mène un combat quotidien contre
le suicide et nous livre son témoignage concernant cette douloureuse
question.Au regard de votre expérience, pouvez-vous nous donner votre sentiment à l’égard de la question du suicide ?
S.H. : Au cours d’une vie, chacun peut un jour faire l’expérience d’un
échec ou d’une baisse de régime. Dans ces moments-là, vivre peut
s’avérer difficile et il est sans doute normal pour un être humain de
vouloir en finir. Il va sans dire que la vie appartient à chaque être.
Mais quand on évoque la question du suicide, on se retrouve face un
problème complexe. Cela relève-t-il de l’individu ? Ou bien cela
relève-t-il de la société dans son ensemble ? Compte tenu de la
situation catastrophique du suicide au Japon, il faut convenir que nous
avons affaire à un problème qui dépasse l’individu et concerne la
société dans son ensemble. Le Japon enregistre plus de 30 000 suicides
par an. En d’autres termes, c’est la population d’une ville moyenne qui
disparaît chaque année. Depuis 1989, ce sont quelque 450 000 personnes
qui se sont suicidées, selon les statistiques de l’Agence de la police
nationale. Ce si beau pays qu’est le Japon a aussi un côté obscur que
l’on pourrait nommer “l’Archipel des suicidés” (jisatsusha rettô
é©éEé“óÒìá). Dès lors, si l’on estime que le suicide est une question
qui reflète les conditions sociales, il est indispensable de mettre en
œuvre une politique de prévention d’ordre social. Elle doit s’articuler
autour de trois axes. Tout d’abord, les pouvoirs publics doivent
montrer une véritable volonté de “réduire le nombre de suicides tant au
niveau national que régional”. C’est le moteur qui permettra de
mobiliser les moyens nécessaires sur l’ensemble du territoire. En
second lieu, il y a le rôle des médias, car il n’existe pas d’autres
moyens de mettre en valeur les initiatives prises. Enfin, il faut
mettre sur pied un système d’écoute efficace. Il faut que les
associations, les médecins et les administrations coopèrent et
multiplient les résultats. Dans la préfecture d’Akita, la coopération
entre les différents acteurs a permis de réduire de 10 points le taux
de suicides en deux ans. Je suis convaincu que l’on peut faire reculer
le suicide si l’on aborde le problème de front et si l’on ne tient pas
compte du tabou qui l’entoure.
Vous êtes à l’origine de l’association Kumo no ito. Quelle en est la finalité ?
S.H. : Notre association Kumo no ito (Le fil d’araignée) est implantée
dans la préfecture d’Akita, laquelle compte un peu plus d’un million
d’habitants. Elle a été créée, en juin 2002, pour prévenir les suicides
chez les patrons de petites et moyennes entreprises. Dans cette partie
nord-est du Japon, le taux de suicide est particulièrement élevé. Les
trois préfectures d’Akita, d’Aomori et d’Iwate occupent les trois
premières places au triste palmarès du nombre de suicides. Akita en
particulier n’a cessé d’enregistrer le plus mauvais taux de suicide du
pays. En 2005, ce sont 467 personnes qui se sont donné la mort dans
notre préfecture. Parmi elles, 30 % l’ont fait à la suite de problèmes
de santé, 27 % pour des raisons économiques, 18 % pour des raisons
psychologiques. Et sur ces 467 personnes, 75 étaient des responsables
d’entreprises.
Notre association a choisi de se concentrer sur la
prévention des suicides chez les chefs d’entreprises. Mon expérience
personnelle de faillite est à l’origine de son existence. Jusqu’en
octobre 2000, je dirigeais deux entreprises dans la région. L’une
d’elles a fait faillite. Je me suis alors retrouvé chez moi à broyer du
noir avec ce sentiment d’avoir perdu un rêve. Un désir de suicide s’est
insinué en moi. Ça m’a permis de comprendre ce que pouvait ressentir un
chef d’entreprise qui se suicide après une faillite. A la même époque,
une de mes connaissances qui dirigeait une entreprise en difficultés a
mis fin à ses jours. Cela m’a profondément marqué. Je me suis alors
engagé avec ce sentiment qui s’apparentait à de la colère selon lequel.
Je me disais alors qu’on ne pouvait pas laisser un chef d’entreprise se
suicider alors qu’il avait contribué, pendant des années, à l’économie
régionale. J’ai commencé à consulter. A force d’être à l’écoute des
problèmes de ces personnes, j’ai acquis un savoir-faire dans la
prévention du suicide. Désormais, tout en me concentrant sur mes
activités d’écoutes, je cherche à résoudre des situations en
collaborant avec d’autres organismes de prévention.
Les pouvoirs publics japonais ont entrepris de s’attaquer à cette
douloureuse question qu’est le suicide. Que pensez-vous des mesures
mises en œuvre par les autorités ?
S. H. : Le 30 mai
2005, une conférence a été organisée à Tokyo. Sept représentants
d’associations, d’avocats, de médecins et de familles de victimes venus
de tout le pays ont répondu à l’appel de l’association Life Link. Il
s’agissait d’expliquer aux députés leurs activités en matière de
prévention du suicide. Outre le ministre de la Santé, une dizaine de
députés et des journalistes, il y avait une centaine de personnes dans
la salle. Après avoir dressé un bilan de mon action sur le terrain,
j’ai fait une proposition portant sur la mise en œuvre d’une véritable
politique de prévention. Je souhaitais que le pays affiche clairement
sa volonté de s’attaquer au suicide. Cette conférence a permis, selon
moi, de mettre en évidence les actions de prévention entreprises au
Japon. Peu de temps après, la Commission chargée de la Santé et du
Travail au Sénat a présenté une résolution demandant la mise en place
rapide et efficace de mesures concernant le suicide. Le ministère de la
Santé a établi une commission chargée de la prévention des suicides
disposant d’un budget d’un milliard de yens. Si l’on compare le nombre
des tués dans des accidents de la circulation à celui des suicidés, on
constate que le premier est 4,4 fois supérieur au second. Pour enrayer
les accidents, on a débloqué une enveloppe de 1 000 milliards de yens
tandis que la prévention des suicides dispose seulement d’un millième
de cette somme. Pour prévenir les suicides, il n’est pas indispensable
d’installer des feux de signalisation ni d’équiper les routes. Cela
n’empêche pas de s’étonner de la faiblesse du budget consacré à cette
question. Avec quelque 32 000 cas de suicides recensés au Japon, on ne
peut pas imaginer parvenir à un quelconque résultat avec un budget d’un
milliard de yens. Les ambulances qui transportent les suicidés ou les
personnes qui ont tenté de mettre fin à leurs jours continuent de
rouler aujourd’hui. Aussi il est plus que temps de mettre en œuvre des
mesures et de débloquer des sommes importantes.
Propos recueillis par Claude Leblanc