Les forces d’autodéfense célèbrent cette année le 50e anniversaire de leur existence. Au moment où elles sont déployées en Irak, de nombreuses questions se posent
Le plus dramatique, c’est que le regard du monde sur le Japon va changer du fait de l’envoi des forces d’autodéfense (FAD) en Irak. Nous avons passé des années à effacer notre image d’envahisseur. Ça m’est insupportable de penser aujourd’hui que des soldats japonais vont encore une fois être déployés à l’étranger”. L’ancien directeur du Mémorial de la paix à Hiroshima, Takahashi Akihiro, 72 ans, ne cache pas son malaise à l’égard de la décision du gouvernement japonais de déployer des troupes “non combattantes” sur le territoire irakien. A l’instar de M. Takahashi, de nombreux Japonais restent opposés à l’idée de voir leur pays posséder une armée et surtout de le voir jouer un rôle sur des terrains extérieurs. Mais force est de constater qu’une majorité de la population nippone n’est plus aussi virulente quand est évoquée la question des forces d’autodéfense. Dans un sondage réalisé en janvier 2003 pour le compte du gouvernement, près de 60 % des personnes interrogées manifestaient leur interêt pour les questions de défense et 80 % affirmaient avoir une opinion favorable des FAD.
Il est vrai que les choses ont beaucoup changé depuis la création, en 1950, d’une réserve de police nationale forte de 75 000 hommes, embryon des forces d’autodéfense instituées en juillet 1954. Longtemps protégé par les Etats-Unis qui voulaient en faire le dernier rempart contre le communisme, le Japon ne s’est guère posé la question du rôle actif des FAD d’autant que les défenseurs d’un pacifisme radical veillaient au grain, sachant mobiliser l’opinion publique quand ils jugeaient les risques de dérapage trop élevés. La fin de la guerre froide, la chute de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique ont bouleversé la donne d’un point de vue stratégique. Le face-à-face soviéto-américain qui dépassait très largement le cadre régional avait conduit les autorités nippones à se réfugier derrière un pacifisme constitutionnel qui leur permettait notamment de se concentrer sur le développement économique et d’éviter trop de frictions avec des voisins encore marqués par la guerre. Toutefois cet isolationnisme ne pouvait pas durer avec le retrait annoncé des forces américaines d’Extrême-Orient et des demandes répétées de Washington pour que le Japon “prenne sa part de responsabilité” dans sa propre sécurité et celle de la région.
La première guerre du Golfe, en 1990, a constitué un premier test pour le Japon. Pressé par Washington de participer à l’effort international contre Saddam Hussein, Tokyo a hésité à fournir du personnel et s’est vu imposer le règlement d’une facture de 13 milliards de dollars qui lui restera en travers de la gorge pendant de nombreux mois. Vécu comme une humiliation, cet épisode a engendré une grande réflexion sur la nécessité de penser la sécurité au-delà des frontières extérieures de l’Archipel, d’autant qu’au cours des années suivantes la situation régionale s’est dégradée. Première conséquence de cette prise de conscience, le vote en 1992 de la loi sur les opérations de maintien de la paix (PKO, Peace Keeping Operations) en vertu de laquelle le gouvernement pouvait envoyer des hommes à l’étranger. En 1995, le gouvernement a redéfini le programme de défense et entamé des discussions avec son allié américain pour donner de nouvelles bases à leur alliance militaire. Les essais de missiles ballistiques nord-coréens, les tensions entre la Chine et Taiwan et la menace terroriste ont constitué les principales motivations des autorités dans leur refonte de la politique de défense. Elles ont été confortées dans leur démarche par le sentiment d’insécurité exprimé par l’opinion publique. Un sondage paru au début de l’année dernière révélait que 43,2 % des Japonais estimaient que “le risque de guerre existait” pour leur pays, la Corée du Nord étant considérée comme la principale menace (74,4 %). Par ailleurs, il est intéressant de noter que 64,8 % des personnes interrogées exprimaient leur soutien à “une participation des forces d’autodéfense à la lutte contre le terrorisme”.
La ratification en 1999 de nouvelles orientations de sécurité (guidelines) a participé de la volonté gouvernementale de répondre aux nouvelles réalités stratégiques du pays. Elle a ajouté à la nécessité de clarifier le rôle des forces d’autodéfense par rapport à la Constitution. Le débat est désormais ouvert. A l’université de Kobe, par exemple, des officiers des FAD, avec le concours de professeurs de droit, ont créé un séminaire où l’on réfléchit aux liens entre la sécurité nationale et la Constitution, une première dans le pays depuis 1945. Et même si le déploiement de soldats japonais en Irak ne bénéficie pas d’un soutien très large de la population, il est évident que les forces d’autodéfense, qui fêteront leur 50e anniversaire en juillet, font désormais partie intégrante du paysage japonais
Claude Leblanc
Ill. Kinashi Momoko
repères
Art. 9 En vertu de cet constitutionnel, le Japon a renoncé à l’usage de la force et s’est interdit de recourir à la guerre comme mode de règlement des conflits mais également comme moyen d’assurer la sécurité de la nation. C’est la raison pour laquelle le Japon ne dispose de forces armées stricto sensu mais des forces d’autodéfense (FAD). Le Japon ne dispose pas non plus d’un ministère de la Défense (bôeishô) mais d’une agence (bôeichô) avec à sa tête un directeur, lequel est moins puissant qu’un ministre. Cela n’a pas empêché le Parti socialiste de multiplier les actions en justice pour faire reconnaître l’inconstitutionnalité des FAD. Reste que l’existence des FAD soulève de nombreuses questions au Japon dans la mesure où celles-ci sont appelées aujourd’hui à intervenir sur des terrains extérieurs. Le thème de la révision constitutionnelle est donc très souvent posé au Japon. L’actuel gouverneur de Tokyo, Ishihara Shintarô, figure parmi les plus ardents défenseurs de cette idée, estimant que “le Japon ne peut pas remplir ses responsabilités internationales avec une Constitution imposée par un occupant [les Etats-Unis]”. Le Premier ministre Koizumi Junichirô est plus mesuré dans ses propos, mais défend aussi le principe d’une révision constitutionnelle qui permettrait surtout de clarifier la situation au moment où le Japon s’engage de plus en plus dans des opérations à l’étranger. Une grande partie de l’opinion publique semble aujourd’hui favorable à franchir le pas. Les sondages réalisés à ce sujet ces dix dernières années montrent que les Japonais souhaitent aussi “voir plus clairs” en ce qui concerne la Constitution.
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QUESTIONS – RÉPONSES AVEC REGINE SERRA
CHERCHEUSE À L’INSTITUT FRANÇAIS DE RELATIONS INTERNATIONALES
Y a-t-il une évolution de l’approche des dirigeants vis-à-vis de la défense du Japon ? De
1991 à 2001, le Japon a oscillé entre son pacifisme traditionnel et une
volonté réelle de jouer un rôle plus important dans le domaine de la
sécurité. Cependant l’effondrement de ce qu’on a appelé le “système 55”
[la domination de la vie politique par le Parti libéral démocrate
depuis sa création en 1955] s’est accompagné d’une perte d’influence de
la gauche japonaise qui portait vraiment le message du pacifisme
nippon. Dès lors, l’idée d’une “normalisation progressive du Japon”
soutenue par Ozawa Ichirô n’a plus rencontré d’opposition aussi franche
qu’avant. On constate aujourd’hui une réflexion sur le pacifisme dans
sa dimension politique alors qu’au cours des 50 dernières années, cela
relevait plutôt de l’ordre émotionnel. Désormais il y a un vrai
questionnement sur la notion de pacifisme : Par quoi cela passe-t-il ?
Quels sont les moyens militaires que l’on peut s’autoriser ? Comment
construit-on une posture de défense civile ? Autant de sujets sur
lesquels les Japonais réfléchissent aujourd’hui.
On évoque souvent le besoin de réviser la Constitution. Y a-t-il vraiment nécessité à le faire ? Le
texte constitutionnel n’autorise pas le Japon à résoudre des conflits
par la guerre et ne lui permet pas de posséder une armée régulière. Les
deux alinéa de la Constitution sont liés. Le deuxième avait été
souhaité pour permettre au Japon de mettre sur pied les forces qu’il
possède actuellement dans la mesure où celles-ci ne sont pas là pour
résoudre un conflit par la guerre mais pour prévenir un conflit, si
conflit il y a. Mais on est dans le domaine de l’interprétation quand
on affirme cela. Les évolutions actuelles ne semblent pas
anticonstitution-nelles si l’on accepte cette interprétation-là. C’est
pour cette raison qu’elles ne suscitent guère d’opposition. Néanmoins,
il y a toujours la question de la brèche ouverte. Jusqu’où va-t-on
aller et transformer cette armée irrégulière en armée régulière ? Car
il y a un paradoxe. Le Japon possède une armée irrégulière mais
celle-ci dispose d’un équipement similaire si ce n’est plus important
que d’autres armées régulières dans le monde. Les évolutions actuelles
concernent l’autodéfense qui devient collective. Jusqu’en 2001, les
forces d’autodéfense, envoyées à l’étranger dans le cadre d’opérations
de maintien de la paix, ne pouvaient assurer que leur propre sécurité.
Avec la loi sur le terrorisme de 2001 et la révision de la loi PKO [loi
votée en 1992 autorisant l’envoi de forces à l’étranger dans le cadre
onusien] qui a levé le gel sur les opérations dans des zones plus
difficiles, les forces d’autodéfense ont maintenant la possibilité de
protéger tous ceux qui se trouvent dans leur zone de déploiement. On
passe donc d’une autodéfense individuelle à une autodéfense collective.
Tout ce qui a trait à une posture de défense qui pourrait être
“offensive” n’est pas pour l’instant à l’ordre du jour. Je ne crois pas
que l’opinion publique soit prête et que le gouvernement s’aventure sur
ce terrain-là. Ce que souhaite aujourd’hui le Japon, c’est être présent
sur la scène internationale sans que cela soit forcément lié à cette
dernière question. La révision constitution-nelle, si elle a lieu, doit
permettre de clarifier la situation. Et c’est d’ailleurs ce que
souhaite la population dans sa grande majorité. En fait, il s’agit
d’éliminer tout élément d’interpré-tation comme c’est actuellement le
cas. L’important est de bien cadrer le rôle des forces d’autodéfense.
Propos recueillis par Claude Leblanc
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S’IL TE PLAÎT, DESSINE-MOI UN SOLDAT
A
en croire les sondages, les Japonais ont plutôt une bonne opinion des
forces d’autodéfense (FAD) et ils sont, pour la plupart, fiers de leur
existence. Seuls quelques irréductibles pacifistes continuent de
dénoncer leur présence, estimant qu’elles bafouent la Constitution. Le
changement d’attitude de la population vis-à-vis des FAD s’explique
bien sûr par les bouleversements stratégiques qui ont accompagné la fin
de la guerre froide et la nécessité de se protéger. Il faut cependant
chercher aussi ailleurs. Après des décennies au cours desquelles bon
nombre de Japonais ont porté le poids de la défaite et des exactions
commises par les troupes impériales en Asie, leur attitude a changé.
Une certaine fierté s’est installé parmi la population, en particulier
la jeunesse qui n’a pas eu à souffrir des conséquences de la guerre.
Nourrie entre autres par la vigueur de l’économie nationale, par les
succès des sportifs nippons, cette vague de fierté nationale a trouvé
aussi une résonnance dans le monde de la bande dessinée. On a ainsi vu
paraître des dizaines de titres offrant un visage positif des forces
d’autodéfense et entretenant ce que la psychiatre Kayama Rika nomme “le
petit nationalisme”. Depuis la parution en 1989 de Chinmoku no kantai
(Le Vaisseau silencieux), racontant l’histoire d’un sous-marin
nucléaire japonais déclarant son indépendance vis-à-vis des Etats-Unis
et du gouvernement japonais qui leur est inféodé, Kawaguchi Kaiji est
devenu l’un des spécialistes du genre. Dans Gunkutsu no hibiki (Bruit
de bottes) adapté du roman de Hanmura Ryô (1993), il évoque même
l’envoi de troupes en Indonésie pour protéger les intérêts économiques
du Japon, en l’occurrence des champs pétroliers. De son côté, Tanabe
Setsuo dans Sengoku Jieitai (Les Forces d’autodéfense au temps des
seigneurs de la guerre) montre un visage différent des FAD qui se
trouvent transportées plusieurs siècles en arrière et dont la mission
va consister à participer à l’unification du pays, rôle éminemment
positif. Dans sa dernière série intitulée Zipang, Kawaguchi Kaiji
continue à donner des FAD une image positive et responsable en
imaginant l’histoire d’un bâtiment ultramoderne de la marine, dépêché
en Amérique du Sud pour assurer la sécurité de ressortissants japonais,
qui se retrouve en 1942 en pleine guerre du Pacifique et qui doit faire
face à un dilemme : participer ou pas à la guerre quitte à changer le
cours de l’histoire. Le réalisme du dessin et des situations, selon les
manga, participe à la fabrication d’une image positive des FAD qui ne
sont plus considérées comme un élément étranger à la société japonaise.
C. L.
Les FAD, vedettes de manga
chiffres
Au 31 mars 2003, les FAD comptaient 258 290
hommes dont 163 300 dans les forces terrestres, 45 826 dans la marine
et 47 280 dans les forces aériennes. Leur budget représentait 0,98 % du PIB et 6 % de l’ensemble des dépenses annuelles du Japon.
Pour en savoir plus
Il
existe plusieurs ouvrages sur le sujet mais on ne saurait trop vous
recommander la lecture de Cultures of antimilitarism, national security
in Germany and Japan de Thomas U. Berger, éd. Johns Hopkins University,
1998
Voir également le site des forces d’autodéfense www.jda.go.jp