L’Occident a forcé l’hospitalité japonaise dans la seconde moitié du 19ème siècle. Il a reçu en échange une forme d’hommage, une curiosité infinie. Rendons-nous compte : en 1888, Grez-sur-Loing (Loire) héberge Kuroda Seiki qui en fait la source d’un impressionnisme japonais ; en 1909, le manifeste futuriste de Marinetti est à peine publié en Europe, qu’il est déjà traduit par Mori Ôgai. Ce sont ces liens que M. Lucken met en évidence. Et bien d’autres. La réception des arts occidentaux dans ces années « d’ouverture » est loin d’être passive. Les artistes japonais usent des techniques occidentales – la peinture à l’huile, notamment – avec la plus grande liberté. Takahashi Yuichi la dilue plus ou moins suivant qu’il représente une surface douce ou rugueuse ; Yokoyama Matsusaburô utilise simultanément la photographie et l’huile. La découverte de nouvelles cultures cristallise l’identité japonaise, et l’initiative de préserver cette identité provient, comme de juste, d’un Occidental, Ernest Fenollosa. Les milieux artistiques répercutent les évolutions politiques, dans un parallélisme que M. Lucken reconstitue : Meiji marque l’introduction du régime parlementaire, de droits politiques et de nouveaux concepts (le mot art/bijutsu est créé en 1872 à l’occasion de l’Exposition universelle de Vienne), tandis qu’avec une symétrie parfaite, l’art s’institutionnalise : l’Ecole des Beaux-Arts du ministère des Travaux Publics, destinée à enseigner la peinture occidentale/yôga, ouvre en 1876 sous l’impulsion d’Itô Hirobumi ; l’Ecole des Beaux-Arts de Tokyo, initiée par l’Américain d’origine espagnole E. Fenollosa, est créée en 1889 pour préserver les techniques japonaises du Nihonga. A la période de troubles des années 1920 (marquées par des attentats ou tentatives d’attentats politiques et par le tremblement de terre de 1923) correspondent l’effervescence des revues d’art (Subaru, la première, est créée dès 1909), la formation de sociétés d’artistes (comme la Société du Fusain, en 1912), et l’audace d’un Kishida Ryûsei (dont la peinture « grotesque » est déconcertante). Puis, la relation avec l’Occident change de nature. La Seconde Guerre mondiale est marquée par une large adhésion des artistes à la cause nationale (Fujita entrevoit alors «l’allégresse du combat»), mais aussi par l’établissement d’une liste d’artistes autorisés à recevoir des fournitures et par des descentes de police dans les ateliers suspects. Le traumatisme auquel la guerre fait place – celui, en particulier, d’Hiroshima – se traduit par une volonté des artistes de rendre l’expérience physique de la guerre. La matière est appelée à rendre le réel et l’artiste subit son œuvre avec les happenings des années 1960. Ces années sont aussi marquées par des interactions inattendues entre art occidental et japonais ; le pop art donne par exemple un nouveau souffle à l’Ukiyoe (avec Yokoo Tadanori). La ligne continue de l’art japonais est, pour M. Lucken, une relation spécifique au réel. Cette relation est manifeste dès avant l’ouverture à l’Occident (Shiba Kôkan, en 1799, voyait dans l’art «un moyen d’expérimenter la vérité») et semble trouver son apogée avec le mouvement Mono-ha et ses prolongements (de 1973 à nos jours). Cet ouvrage, opportunément illustré, a été récompensé par le prix Shibusawa-Claudel 2002. Il est à la fois scientifique pour les japonisants historiens, et didactique pour les non-japonisants, non-historiens. C’est un ouvrage de référence, l’aridité en moins. Car il y a de la tendresse dans le regard que M. Lucken porte sur le 20ème siècle japonais, et la chaleur de l’ami du Japon adoucit plaisamment la rigueur de l’historien. Guibourg Delamotte |
L’Art du Japon au vingtième siècle, Michael Lucken, Hermann, 2001. Prix Shibusawa-Claudel 2002. 39€.
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