Nous poursuivons l’entretien que Cécile Sakaï a accordé à Guibourg Delamotte suite à la publication de l’ouvrage qu’elle a consacré à Kawabata (1)
– Pourquoi est-on si souvent amené à comparer Mishima et Kawabata? Comment ces deux auteurs sont-ils perçus au Japon et en France ? C’est surtout en Occident qu’on dresse un parallèle entre eux, essentiellement parce que leurs oeuvres ont été découvertes à la même époque, dans les années 1960-70. L’âge, la carrière, les opinions, les distinguent, mais on a appris qu’une très forte amitié les liait quand La Correspondance(2) de Kawabata et de Mishima a été publiée il y a quelques années au Japon (et par Albin Michel en France récemment). On rapproche plus volontiers au Japon les oeuvres de Tanizaki et de Kawabata qui ont traversé le siècle tous les deux. L’image qu’ils ont donnée du Japon était complémentaire. Ils renvoyaient tous deux à un Japon « typique », à une certaine esthétique (une même esthétique des couleurs – le rouge, le blanc, le noir, des couleurs qui ne sont pas “européennes” – et des passions : une violence exprimée chez Mishima, implicite chez Kawabata). Cette image coexiste aujourd’hui avec celle, plus universelle dans ses codes qu’offrent les jeunes auteurs japonais. Mishima est, je pense, plus connu que Kawabata en France du fait de son suicide spectaculaire, de son homosexualité semi-avouée et de son engagement d’extrême-droite. Mishima a mis en scène sa vie et une tendance en littérature s’intéresse aux “destins extraordinaires”. Kawabata est beaucoup plus discret ; on ignore parfois qu’il s’est suicidé. Au Japon, Kawabata est plus apprécié que Mishima, sans qu’il s’agisse d’un plébiscite. La biographie de Mishima est déroutante pour beaucoup de Japonais (Nakagami Kenji fait à cet égard exception). Kawabata ne fait pas l’unanimité pour autant. Il s’est coulé dans le rôle traditionaliste qu’on voulait lui faire jouer (son discours de récipiendaire du prix Nobel fait longuement référence au Japon du passé). Dans les milieux scolaires, ses textes sont des classiques. La Danseuse d’Izu fait rêver parce qu’il s’agit d’une rencontre impossible. Dans le milieu universitaire, la Société des Amis de Kawabata réunit les passionnés, mais Kawabata fait l’objet de critiques. On lui reproche ses “procédés” et les stéréotypes auxquels il a recours. Kawabata a aussi été considéré comme quelqu’un de froid et certains voient dans son oeuvre le reflet de ce tempérament. Un courant post-marxiste de la critique japonaise, représenté par Karatani, lui reproche par ailleurs de ne pas avoir été engagé, de s’être maintenu hors de l’Histoire. Ses oeuvres sont pour l’essentiel atemporelles. Le Maître de Go, écrit pendant la Seconde Guerre mondiale, révèle pour certains une fuite vers la tradition. Mais si le sujet du Maître est classique, ce qu’en fait Kawabata, d’un point de vue romanesque, est parfaitement surprenant. De la même manière, dans Kyoto, une obi reproduisant le motif d’une oeuvre de Klee joue un certain rôle dans le développement de l’intrigue. Il est certain qu’il appréciait la culture japonaise traditionnelle – il vivait dans le vieux quartier de Kamakura, au bas d’un temple, collectionnait les antiquités chinoises et japonaises…- et que ses décors font référence au Japon ancien, mais, dans les années 1920-30, il faisait partie du courant moderniste. On ne peut donc pas le reléguer au rang des nostalgiques. Les deux tendances coexistent chez lui. Le décorum qu’il utilise lui permet de masquer le côté provocateur de ses oeuvres, dans le domaine sexuel notamment. – Kawabata est équivoque dans sa représentation de la sexualité. Il se complaît dans une “confusion des genres” (Chronique d’Asakusa). La filiation, désir de perdurer coexiste avec l’angoisse de laisser quelqu’un derrière soi. Le désir de se reproduire disparaît en parvenant à son comble dans la gémellité (Kyoto). Dans Belles endormies, les femmes sont tout à la fois vierges et prostituées, achetées et adorées; le désir, à la fois inassouvissable parce que réfréné, et inassouvissable parce que, objet de mémoire, il a en réalité disparu. Pourquoi ce rapport douloureux à la sexualité, selon vous? Une explication réside sans doute dans la trahison de son premier amour : Kawabata était fiancé à une jeune femme, serveuse dans un bar, qui a rompu unilatéralement et sans explication leur lien. A partir de là, on peut estimer qu’il s’est engagé dans une quête qui s’est poursuivie toute sa vie, puisqu’il est âgé lorsqu’il écrit Belles endormies. Une autre hypothèse me paraît toutefois plus valide, c’est la solitude absolue dans laquelle s’est trouvé Kawabata après avoir perdu, en très peu d’années, tous ses parents. L’extrême fragilité de Kawabata me semble avoir son origine dans cette souffrance qui a posé les fondements de sa perception du monde. C’est précisément cette fragilité qui me semble particulièrement attachante chez lui. Guibourg Delamotte |
(1) Enigmatique Kawabata. Kawabata, le clair-obscur, Cécile Sakaï, Coll. Ecriture, PUF, 2001.
(2) KAWABATA-MISHIMA CORRESPONDANCE Le livre de poche . Mars 2002 . 5,95¤ ROMANS ET NOUVELLES Le livre de poche. Coll. La pochothèque. 22,71¤ |