Qui se cache derrière le dessin propre et net du héros de “l’Épinard de Yukiko”? À force de se mettre en scène dans ses propres “Nouvelles Manga”, Frédéric Boilet n’est-il pas devenu un bourreau français des cœurs japonais? Ou bien, l’auteur a-t-il juste pris un malin plaisir à semer le doute chez ses lecteurs? Pour répondre à toutes ces questions, il n’existe pas 36 solutions… Interroger le principal intéressé… Ce qui se révèle très intéressant. – Dans l’Épinard de Yukiko, vous mettez en scène un mangaka français, qui vous ressemble physiquement comme deux gouttes d’eau, vivant une aventure avec une jeune admiratrice japonaise amoureuse d’un invisible deuxième homme. C’est autobiographique? – J’aime bien en effet semer le trouble chez mes lecteurs. Vous y avez cru vous? Si le personnage du dessinateur me ressemble, c’est tout simplement parce que je travaille à partir de rushs filmés en vidéo, que je redessine ensuite sur ordinateur. Comme je suis mon propre modèle… Il est normal que je me ressemble… Ce qui m’intéresse avec ce processus de traçage d’après vidéo, c’est de pouvoir saisir et reproduire de façon précise des expressions, des mimiques, un sentiment de réalité impossible à rendre à partir d’un simple dessin à la main levée. Pour l’Épinard de Yukiko, j’ai donc demandé à une jeune femme de poser pour moi à partir d’une trame de scénario plus ou moins élaborée. C’est au cours des séances de prises de vue vidéo que je me laisse imprégner par mon modèle. J’adore quand la personnalité de mon modèle vient déteindre sur l’histoire imaginée à l’avance. – L’un des charmes de vos ouvrages, c’est ce sens de l’observation au quotidien… – En arrivant au Japon en 1990 pour mon premier séjour de six semaines, j’ai découvert que l’univers des manga était bien plus vaste que ce qu’il nous en était donné à lire en Europe. J’ai apprécié notamment des auteurs comme Taniguchi Jirô qui travaillent justement sur l’observation des petits riens de la vie quotidienne. Cela m’a bien plu. En France, je ne me sentais pas à l’aise dans le milieu de la BD car le format est trop calibré: 46 pages couleurs, un scénario complétement déconnecté du réel, ce n’était vraiment pas ce que je voulais faire. Au Japon, pays où j’ai choisi de venir presque par défi, parce que pour moi c’était le plus loin, le plus cher et le plus difficile d’accès, j’ai réuni la matière pour “Love Hotel” mon premier livre sur ce pays. Ce séjour m’a surtout donné envie de revenir… – Et vous y êtes revenu… – Oui, je me suis installé ici il y a 4 ans, avec mon épouse japonaise qui est parfois l’héroïne de mes histoires, mais qui est aussi ma traductrice. À Tokyo, je bénéficie de l’ouverture d’esprit beaucoup plus grande des maisons d’éditions japonaises envers la bande dessinée. Il m’arrive de réaliser des illustrations pour des magazines ou des quotidiens japonais, je ne suis pas condamné comme en France au seul petit milieu des éditeurs de bandes dessinées en dehors duquel il n’y a pas de salut. – Vous avez organisé en octobre à Tokyo une série de manifestations autour de ce que vous appelez le “Manifeste de la Nouvelle Manga”. De quoi s’agit-il? – Ce manifeste part du constat que j’ai fait à titre personnel mais qui est regretté par de nombreux dessinateurs des deux pays. En France, on ne connaît les manga qu’à travers les œuvres les plus commerciales, pour la plupart déclinées des séries TV animées. Au Japon par contre, les “French Comics” n’ont jamais réussi à percer à part Moëbius et Enki Bilal. Lorsqu’ils feuillettent un album de BD français, les Japonais sont impressionnés, je dirais même pétrifiés, notamment parce que ce sont des planches tout en couleurs. Ils considèrent cela comme des “livres d’images”… À travers le manifeste de la Nouvelle Manga, j’ai voulu retrouver l’esprit de simplicité propre à la Nouvelle Vague qui fit les beaux jours du cinéma français et qui est très appréciée au Japon. Il s’agit en même temps de montrer aux Français qu’il existe autre chose que Dragon Ball, et de faire découvrir aux Japonais autre chose que les albums cartonnés stéréotypés qui tuent le processus d’imagination créative en France. J’ai donc sélectionné une dizaine de dessinateurs français et japonais connus pour leur approche particulière du quotidien et du récit à la première personne, voire autobiographique. Je suis persuadé en effet que c’est en parlant du quotidien que l’on touche à l’universel. C’était vrai pour la Nouvelle Vague et le cinéma français en général, ça le reste je crois pour la bande dessinée. Nous avons profité de l’événement culturel annuel art-Link Ueno-Yanaka pour présenter nos œuvres respectives, aller à la rencontre des lecteurs et débattre de nos approches esthétiques personnelles. Maintenant il faudrait organiser le versant français de cette manifestation…
Espace Turquetil,
8-10 Passage Turquetil, 75011 Paris.
Métro Nation ou Boulets-Montreuil.
Ouvert du lundi au samedi de 9h00 à 18h00.
Tél. 01 43 48 83 64.
Frais d’inscription annuels
donnant accès à tous les cours : 150 F.
Propos recueillis (autour d’une bière) par Étienne Barral