Paradoxalement, et malgré le flot incessant de sympathiques manga pour adolescents qui inondent nos librairies depuis quelques années, force nous est de constater que la meilleure bande dessinée en provenance du Japon depuis quelques temps nous vient d’un auteur français installé à Yokohama depuis longtemps, Frédéric BOILET. Les amours impossibles sont un thème récurrent chez BOILET où le personnage principal (ici l’auteur en personne) est confronté à un “décalage entre l’amour parfait qu’il imagine et une réalité décevante” et ce livre ne déroge pas à la règle. Frédéric aime Yukiko. Yukiko aime Horiguchi. Mais Horiguchi n’est pas libre, du moins pas pour le moment. Juste le temps, pour l’auteur, de vivre une courte idylle à la fin annoncée. Si Frédéric s’amourache de sa belle et veut y croire, l’auteur, lui, sait très bien que ses jours avec Yukiko sont comptés. Mais il est déjà trop tard. Il ne dessine plus qu’elle, elle est le sujet de son prochain livre et si elle le quitte ce n’est plus Frédéric qui perd Yukiko, c’est le dessinateur qui perd l’inspiration et le modèle de son histoire. Douce schizophrénie de l’auteur amoureux qui met en scène sa propre vie, qui relit les planches qu’il vient de réaliser sur son premier rendez-vous galant avec sa future maîtresse tout en discutant avec elle au téléphone. BOILET se libère du style un peu trop “empâté” de ses albums précédents (36 15 ALEXIA, Love hotel), à mi-chemin entre un Slocombe ou un Varenne, en délaissant le pinceau pour des pages au crayon retouchées sur MAC (ce qui donne un rendu plus proche du lavis que de la froide trame). Son dessin gagne ainsi en légèreté et réalisme photographique. Et pour cause, BOILET travaille d’après images vidéo, ce qui rend chaque détail, chaque expression (corporelle, faciale) criante de vérité, lumineuse d’exactitude. Plus que cette précision photographique (qui peut déconcerter au premier abord), c’est la maestria quasi diabolique avec laquelle BOILET met en scène son récit qui impressionne le lecteur et lui fait douter de son caractère autobiographique. D’un point de vue formel, bien sûr (la majorité des cases sont “filmées” en vision subjective, on “voit” l’action à travers les yeux de l’auteur, les chapitres sont judicieusement encadrés de pages de l’agenda de l’auteur, avec ses notes et croquis). Mais c’est avec la narration, brillante et originale variation sur le thème de l’artiste et de son modèle, que BOILET emporte le morceau. A ce titre, l’épilogue éclaire l’ensemble du livre d’un jour nouveau et le lecteur, bluffé et ravi, comprend qu’il a magistralement été mené en bateau pendant les deux derniers tiers du livre. Ne comptez donc pas sur moi pour vous révéler ce coup de théâtre qui vous amène à relire en boucle ce qui restera l’une des bandes dessinées les plus marquantes de cette année et dont cette ébauche d’analyse ne saurait rendre dignement compte. Deux mots sur le titre de cet article en forme de clin d’œil à l’intriguant titre du livre où l’auteur joue de nombreuses fois avec la langue japonaise, parfois malgré lui, comme le soir où, dans la chambre d’un love hotel, il découvre Yukiko nue et la complimente sur son cou, son ventre et … son épinard ! (en japonais “épinard” et “nombril” se prononcent sensiblement de la même façon). Publié simultanément en France et au Japon, L’épinard de Yukiko est une entreprise fascinante à plus d’un titre. Et notamment d’un point de vue éditorial, puisque BOILET et les éditions Ego comme x (qui publient des récits intimistes en noir et blanc, à l’image des trois tomes du magnifique JOURNAL, chef d’œuvre autobiographique de Fabrice NEAUD) se proposent à l’avenir de traduire des manga plus adultes, plus ambitieux que les sempiternels Ken ou autres Bastard qui encombrent vos étagères. Voilà qui pourrait donner à réfléchir à certains chantres de l’édition française dits “underground” ou “indépendants” (et ce n’est pas un gage de qualité, loin de là…) qui fustigent un peu trop facilement un certain “neotoc goldorakien”, certes envahissant mais en aucun cas représentatif de l’alléchante diversité de la production nippone en la matière. Jérémie Leroi |
L’épinard de Yukiko de Frédéric BOILET. Ed. Ego comme x.14,95 euros |