Follow your heart” [Suivez votre cœur]. C’est sous ce titre que Recruit, société spécialisée dans les ressources humaines et l’édition, vient de lancer dans la presse une vaste campagne d’autopromotion en direction des jeunes. En s’adressant à cette catégorie de la population qui s’est “libérée”, elle souligne l’adaptation nécessaire des entreprises japonaises à la nouvelle donne de l’emploi où les jeunes ne veulent plus être “les bons soldats” qu’étaient leurs pères au cours des 50 dernières années. D’autant plus que «cela fait plusieurs années que les entreprises n’appliquent plus les règles qui régissaient l’emploi au Japon. Aujourd’hui les salariés en ont pris acte». Ce commentaire du ministère du Travail accompagnait la publication en août dernier d’une enquête montrant que les employés japonais avaient définitivement renoncé à l’emploi à vie ou au salaire à l’ancienneté, qui ont été pendant un demi siècle à la base de la gestion à la japonaise. Selon le sondage réalisé par le ministère, 7,3 % des salariés étaient favorables au maintien du salaire à l’ancienneté et 21,6 % à l’emploi à vie. Cela reflète une nette évolution des mentalités dans l’Archipel vis-à-vis de l’entreprise et du rapport que les Japonais entretiennent désormais avec elle. Pendant des décennies, il a existé un très fort sentiment d’appartenance et d’identification à la société dans laquelle l’individu était employé. L’importance donnée à l’entreprise avait conduit certains à se sacrifier pour elle au point d’y laisser leur vie. La mort par excès de travail (karôshi) souvent montée en épingle par les médias occidentaux est l’illustration tragique de cet engagement des salariés nippons à l’égard de leur entreprise. En 1990, 28 % des jeunes diplômés se disaient prêts à mourir par excès de travail. |
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L’éclatement de la bulle financière au début des années 1990, qui s’est traduite par une fragilisation de l’économie nationale, a totalement bouleversé la donne. Les unes après les autres, les sociétés, petites et grandes, ont procédé à leur restructuration (risutora), laquelle a fini par atteindre les salariés, y compris les plus zélés. Dans un pays où une grande partie de la cohésion sociale a été bâtie autour de l’entreprise, la remise en cause de ces principes a été vivement ressentie par la population comme une tragédie. En quelques mois, le terme restructuration est devenu synonyme de licenciement pour les uns et de refus d’embauche pour les autres. Le taux de chômage a grimpé vers des sommets qu’on avait oubliés depuis longtemps (1953). En mars 2000, il frôlait les 5 %. Pour des Occidentaux, ce pourcentage serait considéré comme bon, habitués que nous sommes à un taux de chômage à deux chiffres. Mais aux yeux des Japonais, il s’agit d’une aberration telle que certains ont préféré mettre fin à leurs jours plutôt que de devoir aller pointer dans les agences pour l’emploi devant lesquelles les files d’attente sont de plus en plus longues. En 1999, 33 041 personnes se sont donné la mort contre 32 863 l’année précédente. Les suicides pour “raison économique” ont considérablement augmenté ces dernières années, en particulier chez les hommes de 40-50 ans, principales victimes des licenciements dans les entreprises. Le développement de ce qu’on appelle le “syndrome de la restructuration” a aussi amené plusieurs psychiatres à se spécialiser dans le traitement de ces patients d’un nouveau genre. Si les plus âgés ont du mal à admettre ce changement semble-t-il irréversible, les plus jeunes ont aujourd’hui assimilé la transformation du marché du travail et de l’entreprise japonaise. Devant les difficultés à être embauchés à leur sortie de l’université, de nombreux jeunes ont choisi de ne plus se miner pour des emplois pour lesquels, bien souvent, ils n’avaient qu’un intérêt relatif. «Quand est arrivé le moment où j’aurais dû aller démarcher les entreprises, je n’ai rien fait. Mon père m’a alors présenté à l’un de ses amis qui m’a embauché. Mais le boulot ne m’intéressait pas et j’ai démissionné au bout de trois mois. Je vis chez mes parents, je fais des petits boulots qui me rapportent environ 100 000 yens [6 000 FF] par mois», racontait un jeune diplômé de 26 ans dans les colonnes du Nihon Keizai Shimbun, avant d’ajouter «je n’ai aucunement l’intention de devenir un salarié ordinaire et de faire un travail qui ne me plaît pas». Cette profession de foi résume l’état d’esprit qui règne parmi certains jeunes qu’on a baptisés “freeter”. Ce néologisme, contraction des termes “free” et “arbeiter”, désigne les individus – jeunes pour la plupart – qui vivent de boulots temporaires. Au cours des derniers mois, leur nombre a considérablement augmenté. Si l’on se fie au ministère du Travail dont les dernières statistiques remontent à 1997, les “freeters” seraient aujourd’hui plus de 1,5 million, un chiffre largement sous-evalué, estime Kobayashi Yôichi, rédacteur en chef de From A, magazine spécialisé dans le marché du travail temporaire. Selon lui, il y aurait 3,4 millions de “freeters”. Ce qui caractérise ces jeunes, c’est leur refus d’être intégrés dans les entreprises et leur volonté de rester des électrons libres sur le marché du travail. Une attitude qui paraît arranger les sociétés elles-mêmes. D’après l’Agence des Affaires générales, rebaptisée depuis janvier 2001 ministère des Affaires générales, des Postes et Télécommunications, le nombre de salariés est en baisse constante depuis trois ans, alors que celui des employés temporaires a enregistré une augmentation continue au cours des six dernières années. Même si la condition de “freeter” a été dictée en partie par les conditions économiques, elle exprime néanmoins une volonté de la part des jeunes de prendre en main leur destin. A plus long terme, les circonstances risquent fort d’évoluer compte tenu de l’accélération du vieillissement de la population. Même si les industries à forte main-d’œuvre vont sans doute être de plus en plus délocalisées, le Japon sera confronté à une pénurie d’effectifs. A partir de 2005, la population active va commencer à diminuer, ce qui explique en partie la volonté des sociétés de retarder l’âge de la retraite pour anticiper le phénomène. Cette tendance aura pour conséquence de brouiller une nouvelle fois les cartes du marché du travail. Cependant, cela ne remettra pas en cause, bien au contraire, la révolution culturelle au cours de laquelle l’individu a pris l’ascendant sur l’entreprise.
Claude Leblanc |
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