Les chars monumentaux, trouant la nuit, impressionnants par leur taille, ont cédé la place aux fragiles échafaudages de bambou qui soutiennent de non moins frêles lanternes de papier éclairées de l’intérieur par de fines bougies. Plus de camions de cinq tonnes pour entraîner la parade dans les rues de Hachinohe ou d’Aomori, mais les simples épaules expertes des hommes d’Akita qui défient les lois de la gravité en maintenant en équilibre les Kantô, ces longues perches de bambou soutenant chacune quelque 46 lanternes. Malgré cette inégalité flagrante de moyens, il se dégage de la fête des Kantô une splendeur poétique, comme le symbole du fragile équilibre entre l’homme et les éléments. Le spectacle de ces milliers de lanternes balançant le long des perches de bambou est grandiose et vaut bien après tout celui des imposants Nebuta. Rivalisant d’adresse et de sens de l’équilibre, chaque porteur de Kantô maintient à bout de bras, sur son front, sur ses hanches ou sur son épaule une longue perche de bambou mesurant 12 mètres de long sur laquelle 9 perches transversales supportent un total de 46 lanternes de papier décorées de l’emblème de chaque association de quartier. Seules les deux premières lanternes, tout en haut de cet improbable édifice, comportent les caractères “Tanabata”, rappelant le lien symbolique de cette fête des Kantô avec les autres processions estivales de la tradition populaire japonaise. Chaque groupe, composé d’une cinquantaine de membres, comporte un Kantô principal, le Oowaka, et deux ou trois Kantô plus petits destinés aux enfants et adolescents. Dès 5 ans en effet, les enfants de l’école maternelle peuvent se mêler à la fête avec leur petit kantô mesurant 5 mètres de haut et ne pesant “que” 5 kilos, pour 24 petites lanternes. D’autres Kantô intermédiaires permettent aux écoliers ou aux adolescents d’entrer dans la longue tradition des porteurs de kantô, où la perche de bambou est transmise de père en fils depuis maintenant plus de 200 ans. Car on ne s’improvise pas porteur de Kantô sur un coup de tête. Si tout un chacun peut du jour au lendemain participer aux Nebuta Matsuri, il faut au minimum deux mois d’entraînement quotidien pour saisir la personnalité bien particulière de ces longues perches de bambou. La responsabilité individuelle de chaque porteur est également en jeu puisque toute chute du Kantô risque d’embraser la foule. Chaque Kantô pèse environ 50 kilos, qu’il faut maintenir en équilibre plusieurs minutes d’affilée avant de passer le relais à ses collègues. Toute la difficulté de l’exercice consiste à jongler le plus habilement possible avec ce fragile édifice de bambou et de papier sans qu’une seule des bougies illuminant chaque lanterne ne s’éteigne. Le public, massé de chaque côté de la rue, apprécie la performance physique et la technique avérée des porteurs. Organisé par associations de quartier ou par entreprises, chacun des quelque 60 groupes qui participent à la fête rivalise d’adresse pour provoquer les applaudissements de la foule. Sur les 800 mètres du parcours tracé dans la principale rue d’Akita, ce sont plus de 230 Kantô qui vascillent dans la nuit éclairée par plus de 10.000 lanternes de papier tandis que le sifflement aigu des flûtes de bambou fait vibrer l’air moite de l’été. En été, le corps à tendance a s’assoupir et n’est plus sur ses gardes pour lutter contre les microbes et autres virus. La somnolence estivale peut ainsi conduire vers le sommeil éternel. Comme pour les Nebuta, les processions de la Kantô Matsuri étaient à l’origine des rituels contre ce sommeil. Encore aujourd’hui, les prêtres shinto du temple de Hachiman Akita Jinja consacrent au début de chaque Fête des Kantô de longues banderoles de papier plié censées attirer les mauvais esprits. Placées au sommet de chaque perche de bambou, ces banderoles sacrées appâtent symboliquement sur elles tout ce qui peut nuire à l’homme, équivalent spirituel de l’inusable papier-tue-mouches de nos grands-mères. Une fois imprégnée de maléfices, microbes, miasmes et autres matières peu recommandables au cours de ces folles journées estivales et festives, chaque association de quartier termine la procession au petit matin du cinquième jour en haut du pont Kariho, sur la rivière Asahi, pour jeter à l’eau perches de bambou et banderoles de papier, le courant impassible emportant au loin ces maux malvenus, rendant ainsi la tranquillité aux habitants d’Akita. Etienne BARRAL |