“I want to speak English with you!” On ne saurait être plus direct et plus insensible aux sentiments des autres. Exaspérée d’être prise pour un répétiteur potentiel et gratuit, je lui réponds poliment mais fermement en japonais que je suis Française et que je ne maîtrise pas -hélas!- la langue de Shakespeare. Sadique, j’ajoute: «Je ne vous intéresse plus, hein?» «Non, franchement, non… c’est bien dommage», bafouille-t-il avant de piquer un petit somme pour cuver sa déception. Je lui aurai au moins appris qu’un «gaijin» (étranger) n’est pas nécessairement un «yankee»… Je saute dans un wagon, pressée de rentrer à temps pour les enfants. Un Japonais prend une photo dans le train. Un homme noir -sans doute un Américain- se lève furieux. Il se rue sur l’homme qui vient de le prendre en photo. -Vous m’avez pris en photo parce que je suis noir! – Non, non, je prenais le wagon, balbutie le Japonais. Personne n’est dupe. Encore moins cet homme noir qui se précipite sur son appareil pour arracher le film à l’intérieur. Silence mortel. Tout le monde a le souffle coupé. Que va-t-il se passer? On pense aussi à l’appareil? Va-t-il le lui rendre? Il le lui jette dédaigneusement et sort écuré. Le Japonais attend qu’il ait disparu pour faire de même. Il prend soin de s’engager dans la direction opposée pour ne pas risquer de le rencontrer. A peine une ou deux minutes qui nous ont semblé une éternité. La plupart des gens préfèrent fermer les yeux pour ne pas avoir à prendre parti. Dorment-ils ou méditent-ils sur le racisme? Je m’écroule sur une banquette de train épuisée par une longue journée de cours et prête à me plonger dans un de ces livres que les Américains qualifient si joliment de «mind candy» ou «douceur de l’esprit». Un homme d’une vingtaine d’années se précipite à côté de moi et engage la conversation sans égards pour la récompense sur laquelle je m’apprêtais à me jeter avec convoitise. Un ami américain met le paquet pour son intégration dans la ville de Kawagoé. Vêtu du «happy» de rigueur le crâne entouré d’un hachimaki(1), il porte sur son épaule le mikoshi (palanquin sacré) de la fête, s’accordant aux cris de ses acolythes «yoïsho, yoïsho». Une personne de l’assistance s’approche de lui pour lui demander: «How do you like Japan?» «J’ai failli tout lâcher», fut son seul commentaire… Une image me remonte à l’esprit. Celle d’un homme d’une soixantaine d’années qui me tendait ses photos de kamikaze en pleurant. Il pleurait de dépit de ne pas avoir eu la chance de mener à bien sa mission c’est-à-dire de mourir. J’avais alors 22 ans et ses larmes me touchaient alors qu’elles auraient tout aussi bien pu me sembler absurdes. J’étais sidérée par cet homme dont j’ai oublié le nom, mais dont je n’oublierai jamais l’expression ravagée alors qu’il s’efforçait de se justifier de ne pas y être resté. Un accident de parcours, un atterrissage forcé et surtout l’horreur d’être toujours en vie en dépit du choix qu’il avait fait de s’immoler pour son pays. Il y a vingt ans de cela. Est-il toujours en vie ou est-il enfin soulagé du fardeau de vivre? Muriel Jolivet |