“Pourquoi ?”. C’est sous ce titre laconique révélant le désarroi de toute une société devant l’horreur d’un crime que la presse japonaise a rendu compte de l’assassinat d’un écolier par un collégien de 14 ans à Kobe. L’affaire qui a défrayé la chronique pendant plusieurs semaines n’est qu’une illustration, certes particulièrement terrible, de la montée de la criminalité chez les jeunes Japonais. Au cours de la seule première moitié de l’année 1997, le nombre de jeunes (14 – 20 ans) arrêtés pour des crimes relevant du code pénal a augmenté de plus de 20 % par rapport à la même période de l’année précédente, soit près de 70 000 personnes. Les crimes violents (assassinats, viols, vols à main armée) ont quant à eux connu une telle augmentation que leur nombre au cours du premier semestre 97 était équivalent à celui recensé pour toute l’année 1996. Au total, pour une population de 1 000 jeunes, on comptait 14,7 criminels, ce qui représente le quatrième plus mauvais chiffre depuis la fin de la Seconde guerre mondiale après 1951, 1964 et 1983. Pour les autorités, cette augmentation constitue un problème auquel il faut pouvoir répondre rapidement d’autant plus que la nature des délits commis évolue vers une violence de plus en plus exacerbée. La police met l’accent sur deux tendances qui se dessinent depuis deux ou trois ans et qui ont pris un relief particulier au cours de l’année écoulée. Il s’agit des crimes “spontanés” (ikinari) et “cupides” (asobukanehoshisa). “L’acceptation d’autrui est un élément très important dans la construction de la sensibilité chez l’individu. Sans cela, c’est la porte ouverte à la cruauté. Il faut beaucoup de temps pour construire la sensibilité des personnes. Aussi la multiplication des crimes cruels et violents ou des affaires dans lesquelles les auteurs semblent avoir perdu tout repère avec la réalité reflète les changements profonds de la société mais aussi et surtout la disparition de la sensibilité comme principe d’éducation. Le crime de Kobe en est l’illustration la plus criante”, analysait le professeur Oshima de l’université de Kyôto. De son côté, l’écrivain Murakami Ryû estimait dans une interview au mensuel This is Yomiuri (décembre 1997) que “la société japonaise aujourd’hui ne fait plus grand cas de la vie. Dès lors, beaucoup d’enfants partagent cette idée. C’est pourquoi le suicide ou le meurtre d’autrui n’ont guère d’importance pour eux”. Pour l’auteur des “Bébés de la consigne automatique “(Picquier, 1996), cela traduit “le refus des enfants de devenir adultes. Et d’ailleurs, les adultes ne suscitent pas cette envie. Dans les médias, on ne montre presque jamais ce que pourrait être un monde adulte heureux”. En d’autres termes, la société japonaise héritée des années de croissance mais qui ne peut plus aujourd’hui offrir à ses jeunes les moyens d’assouvir leurs passions est grandement responsable de cette situation. En ce sens, le crime de Kobe illustre “un rejet des normes sociales actuelles”, même si le cas est exceptionnel. La réponse des pouvoirs publics à cette montée de la violence chez les jeunes est multiple. D’une part, le ministre de l’Education nationale demandait dans une directive diffusée en août “d’insister dès le jardin d’enfant sur l’importance de la morale (kokoro no kyôiku)”. “C’est un enseignement qui ne relève pas d’une technique particulière, cela doit s’étendre jusqu’à la famille. Autrefois, les enfants réfléchissaient avant d’agir. Je crois qu’ils devaient cette attitude au fait qu’ils avaient appris à penser tout simplement aux autres”, notait le responsable de la Commission de l’enseignement au ministère de l’Education nationale dans un entretien publié par le Yomiuri Shimbun (25 décembre 1997). L’autre solution envisagée est une révision des lois sur la jeunesse (shônen hô) héritées de la période d’occupation américaine (1949). “Dans toute société humaine, le fondement de la justice est de punir celui qui a choisi de mal agir et de bafouer les règles. Bien sûr, les fortes peines n’empêcheront pas d’autres criminels de commettre des forfaits, mais il existe des sanctions et des peines pour ceux qui bafouent les lois. Elles doivent être appliquées. Aujourd’hui, les jeunes bénéficient d’une certaine impunité. Mais je crois qu’ils doivent assumer leurs crimes et cela doit passer par une révision de la loi”. L’ancien procureur de la cour d’appel de Tôkyô fait partie des nombreux partisans d’une refonte des textes, qui devraient réprimer avec une plus grande sévérité les crimes commis par les jeunes. D’autres comme l’avocat Igarashi Futaba ont une position plus nuancée, estimant qu’il faut mettre en œuvre des mesures concrètes capables de faire revivre l’esprit de la loi telle qu’elle existe aujourd’hui. A l’instar du débat qui agite la France sur les méthodes pour limiter la violence urbaine, le Japon cherche des réponses à l’expression d’un mal de vivre. Comme dans d’autres secteurs de la société, les autorités semblent, pour l’instant, incapables de mesurer les enjeux de ce changement. Certes, le taux de criminalité demeure bien inférieur à ce qu’il est dans d’autres pays du monde, ce que ne manque pas de souligner l’Agence de la police nationale. Il n’empêche que la violence est devenue un sujet d’inquiétude pour les Japonais qui n’étaient guère habitués à de tels débordements. Le retour en force de la notion de famille n’est sans doute pas étranger à cette situation. Face à une société qui se délite, les Japonais veulent donner à la famille un nouveau rôle régulateur.
Claude Leblanc