UNE VIE DE CHIEN – EPISODE 1
Je suis un chien. Je n’ai pas encore de nom. Je n’ai aucune idée de l’endroit où je suis né(*). Je garde juste en mémoire le souvenir d’un lieu trop éclairé et bruyant, où je geignais faiblement, derrière une vitre. A côté de moi, mais aussi au dessus et au dessous, je pouvais apercevoir d’autres de mes congénères, tout aussi effrayés que moi. C’est là que pour la première fois, j’ai vu ce que l’on appelle un humain. J’ai su plus tard qu’il s’agissait d’une femme, et j’ai deviné au son de sa voix qu’elle devait avoir une cinquantaine d’années. Comme nombre de ses semblables à deux pattes, ses enfants ont quitté la niche familiale. “Elle” leur avait apporté toute son attention, pendant les meilleures années de sa vie de mère et d’épouse modèle. Maintenant, “elle” se retrouve seule dans le 75 mètres carrés ‘familial’, et “elle” cherche un débouché pour ses trop-pleins d’affection. Et le hasard a voulu que ça tombe sur moi… J’avais une chance sur 13 millions (c’est le nombre de mes congénères canins sur l’Archipel), “elle” a été attendrie par mes yeux vifs à moitié cachés par la mèche de poils qui barre ma belle petite gueule de chiot.
Maintenant, j’habite avec “elle”. Il y a bien “Papa-san”, mais il rentre tard et ne prête attention à moi que lorsque je lui bouche la vue quand il regarde la télévision. Je passe donc toutes mes journées avec “elle”. Nous venons d’emménager dans une pet manshion. C’est un immeuble d’habitation conçu pour accueillir les cas comme nous. Il paraît qu’autrefois, il y a bien longtemps, au moins 10 ans avant ma naissance, il était très difficile pour les humains d’emménager avec leurs animaux de compagnie. Nous étions bien moins nom-breux, à l’époque, pour cette raison. Vivre avec un chien, autrefois à Tôkyô, c’était l’assurance de tomber sur un os: ne jamais trouver de toit où se loger. Seuls les proprié-taires de leur maison individuelle pou-vaient s’octroyer ce signe extérieur de richesse : le chien aux yeux gris, assortis à la couleur de la Mercedes garée devant le porche: la classe, quoi… Maintenant que les humains de ce pays préfèrent notre compagnie plutôt que d’élever des enfants, nous sommes l’objet de toutes sortes d’attentions. Nous bénéficions, si j’ose dire, d’un “marché de niche” qui ne connaît pas la crise. Plus de 86 % des nouveaux immeubles d’habitation bâtis désormais dans le grand Tôkyô sont conçus pour nous accueillir, nous les chiens et (il faut bien les mentionner même si c’est dur de cohabiter avec eux), les quelque 10 millions de boules de poils boudeuses qui accordent, uniquement lorsqu’ils sont bien lunés, leurs faveurs aux humains amateurs de félins.
L’efficacité toute japonaise a été mise à contribution lors de la conception de ces pet manshion. Au rez-de-chaussée, il y a par exemple un “salon de coiffure”, où les plus poilus parmi les chiens de l’immeuble peuvent se faire brosser, doucher et astiquer par leurs maîtres sans craindre de perdre des poils partout dans l’appartement. Sur le toit, il y a un terrain d’exercice, où je peux courir et me défouler, pour brûler les calories en trop. Dans l’appartement lui-même, le revêtement de sol est conçu pour que je ne glisse pas en courant, un accident plus fréquent qu’on ne le croit. Les murs sont antitâches, antigriffes et antiodeurs, ce qui est bien pratique, surtout pour les chats adeptes de l’art abstrait à coups de griffe.
Lorsque nous rentrons de promenade, “elle” me lave les pattes dans un bassin prévu à cet effet installé dans le hall de l’immeuble. Maintenant je suis habitué, mais au début, ça me chatouillait tellement sous les coussinets que j’ai failli la mordre. Lorsque j’ai compris qu’“elle” aussi enlevait ses chaussures dans l’entrée en rentrant dans notre appartement, je lui ai pardonné. C’est vrai qu’au Japon, la distinction entre l’extérieur et l’intérieur est stricte, et c’est valable même pour nous les chiens. Dans l’entrée de notre manshion, il y a aussi une poubelle spéciale. Lorsque la nature me rappelle à ses lois, j’essaie de faire “ça” discrètement, en me cachant derrière un arbre ou le long d’un mur. Après ma “grosse commission”, “elle” ramasse systématiquement le fruit de mes efforts intestinaux et le fourre prestement dans une pochette plastique qu’“elle” ramène avec elle jusqu’à la fin de notre balade. Mais “elle” ne veut pas remonter avec “ça” dans l’ascen-seur, alors heureusement qu’il y a la poubelle pour excréments dans le hall. Je crois que ma vie de chien ici ne s’annonce pas trop mal, je suis choyé et dorloté. A bientôt dans ces colonnes pour la suite de mes réflexions canines…
Etienne Barral
Illustration : Pierre Ferragut
NB: Toute ressemblance avec les premières lignes d’un célèbre roman de l’écrivain japonais Natsume Sôseki ne saurait être autre chose qu’une maladroite tentative d’hommage, que les lettrés nippophiles désormais avertis voudront bien pardonner à l’auteur de ces lignes…