En 1969, alors que le Japon accédait au rang de troisième grande puissance économique de la planète, le cinéma japonais donnait naissance à Tora-san, personnage anachronique héros de la série Otoko wa tsurai yo (C’est dur d’être un homme !), dont le mode de vie tranchait avec celui de ses contemporains. Alors que le pays vit à 100 à l’heure, Tora-san, lui, prend son temps. Il vagabonde pendant que les Japonais courent après le temps, leur train et le reste de l’économie mondiale. Il vit au crochet des autres auxquels ils ne cessent de prodiguer des conseils avisés sur la façon de mener leur vie. Dix ans plus tard, un autre personnage atypique débarque dans l’univers de la culture populaire nippone. Il s’agit de Hori Yoshio. On dit alors que le Japon est en train de devenir le numéro un mondial sur le plan économique. Pourtant l’univers dans lequel évolue le personnage décrit par Fukutani Takashi ne correspond pas au standing d’un pays où la très grande majorité de la population se sent appartenir à la classe moyenne (chûryû). Yoshio vit dans un taudis, n’a aucune perspective d’avenir et pourtant il n’est pas désespéré. Il appartient à cette frange de la société japonaise composée de journaliers et de marginaux qui ont toujours existé et sans lesquels le Japon n’aurait pas été ce qu’il était à l’époque. Yoshio survit en travaillant sur des chantiers. A la différence de Tora-san qui pouvait compter sur son bagout pour embobiner les uns et les autres, Yoshio n’a pas cette facilité et ses tentatives finissent en général plutôt mal. Il voudrait bien “tomber les filles”, les belles bien sûr, mais il tombe toujours sur le mauvais numéro (une obèse ou un travesti). C’est dans sa quête du sexe dit faible que Yoshio ressemble le plus à Tora-san et qu’il a réussi à séduire les lecteurs tout aussi incapables que lui à “trouver la femme”. L’amour et le sexe sont omniprésents dans ce manga. Et même si Fukutani les aborde de façon plutôt crue, en mettant l’accent sur certaines déviances (fétichisme), la maladresse de son personnage principal le rend attachant et terriblement humain. L’humour y est aussi pour beaucoup. Dans les différentes histoires qui composent ce volume, à aucun moment, on ne tombe dans le tragique, car chacune d’entre elles provoque des moments d’hilarité. Mais il ne s’agit pas de se moquer du malheur des autres. Au contraire, Fukutani fait preuve d’une vraie tendresse à son égard, ne serait-ce qu’au travers de la façon dont il le présente et le représente. “Dans cette résidence Dokudami pourrie, il y avait un homme qui s’obstinait à vivre, telle une mauvaise herbe…”, annonce d’entrée l’auteur. On le sait bien, les mauvaises herbes repoussent toujours. Elles font partie du décor. Voilà pourquoi, on finit toujours par s’y intéresser. Fukutani l’a bien compris et a décidé d’en faire le sujet de cette histoire qui aurait pu s’intituler “C’est dur d’être un homme !”.
Claude Leblanc
Fukutani Takashi
Le Vagabond de Tokyo – Résidence Dokudami, trad. par Miyako Slocombe, éd. Le Lézard noir, 23€