Katô Shûichi a, on l’a souvent dit, été l’un des Japonais qui a le mieux contribué à faire connaître le Japon et sa culture à travers le monde. Il aimait à rappeler qu’il avait passé près de la moitié de sa vie à l’étranger à étudier ou enseigner dans les universités allemande, canadienne ou française. Son Histoire de la littérature japonaise (3 volumes, Fayard-Intertextes, 1985-1986) lui avait permis d’introduire auprès du public occidental la richesse de la littérature de son pays, rappelant au passage que “dans l’histoire littéraire japonaise, il n’est jamais arrivé qu’une seule forme, qu’un seul style occupent le devant de la scène à une époque donnée pour être remplacés par une forme nouvelle à l’époque suivante. Au Japon, le nouveau ne remplace pas l’ancien, mais s’y greffe”. Une chose évidente pour les Japonais, mais qui ne l’est pas pour les lecteurs étrangers habitués à voir telle ou telle forme prendre le dessus sur une autre, en la reléguant aux oubliettes.
Mais Katô Shûichi n’écrivait pas, sauf lorsqu’il le faisait directement dans une autre langue, pour des lecteurs étrangers. Il s’adressait avant tout à ses contemporains japonais avec la volonté de leur expliquer de façon pédagogique l’évolution de leur pays et la nécessité de l’adapter pour qu’ils puissent “surmonter [leur] syndrome de fermeture”, comme il l’avait affirmé dans Caractéristiques fondamentales de la société et de la culture japonaise, texte traduit par Yves-Marie Allioux et paru dans Cent ans de pensée au Japon (2 volumes, Philippe Picquier, 1996). Pour cet homme qui a vécu longtemps en dehors des frontières de l’Archipel, les questions relatives au Japon, à sa place dans le monde et à la manière dont il est perçu ont occupé une place importante dans sa réflexion et les écrits qui en ont découlé. Mais ce qui le distingue d’autres auteurs qui ont aussi pensé le Japon, c’est sa capacité à mettre en perspective la culture de son pays grâce aux connaissances acquises au cours de ses nombreux séjours à l’étranger.
C’est ce qui ressort de la lecture du dernier ouvrage publié par Katô Shûichi avant sa mort. Le Temps et l’espace dans la culture japonaise traduit par Christophe Sabouret (CNRS Editions, 2009) illustre parfaitement le cheminement de sa pensée et de son désir d’aider les Japonais à comprendre pourquoi ils ont cette tendance à l’isolement, pourquoi ils sont enclins à oublier le passé, surtout celui qui dérange, pourquoi ils sont en mesure de s’adapter rapidement à une nouvelle situation et qu’ils ont tendance à se laisser surprendre par les événements. Pour tenter de répondre, Katô Shûichi évoque l’importance de “l’ici et du maintenant” dans la culture japonaise. “Il existe dans la société japonaise et à tous les niveaux une tendance forte à vivre dans le présent, en laissant filer le passé et s’en remettant pour le futur au sens du vent du moment. La signification des événements du présent ne se définit pas dans le rapport avec l’histoire du passé et avec les objectifs du futur, mais se détermine par elle-même, indépendamment de l’histoire ou des objectifs”, explique-t-il dans le prologue. Pour étayer ses propos, il prend des exemples dans la langue japonaise, dans la littérature ou encore dans la musique. Il fait ainsi une brillante démonstration des particularités japonaises.
L’obsession de l’ici et du maintenant s’exprime aussi dans “la “tendance générale” au conformisme. Celle-ci consiste pour la majorité des membres d’un groupe à se diriger dans une direction déterminée”. Mais cela n’est pas sans risque, car le Japon a bien du mal à anticiper les changements extérieurs. Il les subit, car son approche se limite à “une réaction à la situation actuelle” et à une absence d’initiatives prises de lui-même. En cette période de mondialisation, c’est un point essentiel. Si l’ouvrage a suscité des réactions parfois agacées de lecteurs japonais, il offre aux lecteurs étrangers la possibilité de plonger dans les profondeurs de la culture nippone sans que cela soit rébarbatif. Au contraire, il y a dans l’expression de la pensée de Katô une clarté que la traduction de Christophe Sabouret a su restituer. Un livre qui doit figurer dans votre bibliothèque si vous prétendez vouloir mieux connaître le Japon.
C. L.