Candidat au Japon : le salaire de la sueur
Vous êtes dans votre lit, un dimanche matin, à terminer un rêve dont vous êtes, bien évidemment, le héros. La lumière filtre par les rideaux, tentant délicatement de vous sortir des bras de Morphée en venant danser devant vos paupières encore fermées. Une matinée paisible, à peine troublée par le chant des cigales.
“Je suis Tanaka, je suis Tanaka du Parti XXX (à remplacer par la formation politique de votre choix). Je vous demande votre bienveillant soutien. Je suis Tanaka, etc…”. Un haut-parleur nasillard braille à fond cette litanie qui se veut engageante et énergique. Effrayé par le bruit, Morphée s’est enfui à tire d’ailes, il n’est pas prêt de revenir. Vous vous retrouvez seul dans votre futon, à maudire ce Tanaka et son haut-parleur, jurant de ne jamais voter pour un candidat dénué du savoir-vivre dominical le plus élémentaire. Mais cette bonne résolution ne vous servira à rien, car alors, pour qui voter? Tous les candidats semblent avoir recours aux mêmes camionnettes, aux mêmes haut-parleurs, aux mêmes gants blancs ! Il existe même des entreprises spécialisées dans la fourniture et la location de matériel de campagne électorale, avec des grilles tarifaires standardisées en fonction du modèle de camionnette.
Sans même jeter un coup d’œil par la fenêtre, vous savez donc ainsi parfaitement à quoi il ressemble, le Tanaka tapageur. C’est la caricature du candidat aux élections locales ou législatives. Qu’importe le slogan pourvu qu’il ait les gants ! Dans les petites ruelles résidentielles de la capitale (si, si ça existe, et elles sont mêmes fréquentes, bien cachées derrière les immeubles qui bordent les avenues), dans les rues commerçantes des villes de province, dans les artères les plus animées des mégalopoles, et même au milieu des rizières, des dizaines, des centaines, que dis-je, des milliers de camionnettes font leur apparition dès le début de la campagne officielle, transportant des milliers de Tanaka en gants blancs, qui s’époumonent à la fenêtre de leur véhicule, scandant leur nom et celui de leur parti, s’aventurant parfois à décliner le slogan principal de leur campagne. Mais qu’importe le programme, puisque de toute manière, personne ne les écoute. Dans le manuel du parfait candidat, il doit être mentionné qu’avant d’espérer remporter les voix des électeurs, il faut savoir donner de la sienne, quitte à finir aphone. En début de campagne, elle est encore reconnaissable, mais après 15 jours de régime camionnette et de discours succincts juché sur le toit du véhicule garé devant les gares et les supermarchés, le candidat Tanaka fait pitié à entendre. Et paradoxalement, c’est là qu’il est le meilleur, là qu’il apitoie, là qu’il peut enfin espérer remporter la victoire. Sans voix, il devient sincère, il a montré son sens du dévouement, ayant sacrifié sa voix pour obtenir celle des électeurs.
Cette mise en scène expiatoire se poursuit lorsque le candidat Tanaka descend de son véhicule, autre calvaire. Il faut qu’il prouve à ses administrés potentiels sa détermination et son sens du sacrifice en courant – littéralement – après l’électeur. Pas plus d’une poignée de main, pas plus d’un mot, mais des kilomètres de bitume au pas de course, son écharpe de candidat en bandoulière ballottée au rythme de ses pas. Soufflant, suant, trébuchant, il n’en est que plus percutant. Devenir élu du peuple, ça se mérite. La combativité politique au Japon se mesure à l’aune de la sueur versée pendant la campagne électorale. Au journal télévisé, où l’on rapporte par le menu les faits et gestes des candidats, c’est à celui qui aura le plus “mouillé sa chemise”, serré le plus de mains moites (l’étiquette électorale veut que le candidat ôte ses gants blancs lorsqu’il serre les mains), participé aux fêtes les plus locales. Les émissions de variétés matinales établissent des comparatifs élaborés entre les candidats: c’est à celui qui aura visité le plus d’écoles ou d’hospices, mangé le plus de spécialités locales et bu le plus de saké.
Certains candidats, plus malins que d’autres, choisissent le vélo – pour paraître plus “écologiques”, mais conservent quand même le haut-parleur. D’autres ont adopté un débit vocal particulier pour être certains d’être reconnus – à l’oreille – par les habitants, à chaque fois que leur camionnette passe dans la rue.
A l’ère d’Internet, dans un des pays les plus avancés de la planète, cette façon primaire de faire campagne laisse songeur. Et le débat d’idées dans tout ça?
Etienne Barral
Illustration : Pierre Ferragut