Si tu vas au Japon, surtout, fais-toi faire des cartes de visite, tu vas voir, c’est vachement important là-bas”. Précieux conseil… Ne pas le suivre serait effectivement stupide, mais sans plus de précision, le fameux conseil est à double tranchant. Certes, la fonction première d’une carte de visite, comme partout au monde, est de rassembler sur le même rectangle cartonné toutes ses coordonnées sociales. En bons pragmatiques, si notre interlocuteur du jour dispose ainsi désormais de notre nom, adresse, et raison sociale, la fameuse carte a rempli sa fonction et il n’y a pas de quoi en faire un fromage… Ni un article (et alors, à quoi je sers, moi?)…
Oui mais… Nous sommes au Japon… Et notre interlocuteur est Japonais… Et ici, une carte de visite est plus qu’un rectangle de papier. La façon dont vous traitez vos propres cartes et celles de vos nouvelles rencontres en disent long sur votre éducation et vos manières. Il y a un code de la carte de visite, une étiquette à respecter pour ne pas passer pour le dernier des rustres. Lors de leur stage de formation, les jeunes recrues des grandes entreprises nipponnes reçoivent d’ailleurs un entraînement spécifique sur la façon de présenter leur carte de visite. Après le bushido (la voie du guerrier), le sado (la voie du thé), le kyudo (la voie de l’arc), voici donc une brève introduction au meishido : la voie de la carte de visite…
Règle 1 : De tes propres cartes, grand soin tu prendras
Présenter à son interlocuteur un bout de carton chiffonné ou plié, c’est comme arriver pas rasé et sans cravate à une réunion d’affaires. Est-ce un relent d’animisme, la philosophie qui sous-tend le shintoïsme ? Sans aller aussi loin, sachez que votre carte de visite est dépositaire de votre personnalité. Pour vous présenter sous votre meilleur jour, veillez à conserver toutes vos cartes dans un étui spécifique, rigide si possible, afin d’éviter que vos bristols ne soient écornés, courbés ou même salis selon la durée de leur séjour dans votre poche de pantalon ou votre portefeuille. Lorsque vous aurez tourné le dos à votre nouvelle connaissance, rappelez-vous que votre carte de visite est désormais le seul moyen pour lui, ou elle, de reprendre contact avec vous. Tenez-vous absolument à ce qu’elle véhicule à jamais toute l’étendue de votre négligence ?
Règle 2 : Avec courtoisie, ta carte tu présenteras
Oubliez les polars américains où le détective, assis sur son fauteuil, les pieds sur son bureau, tire négligemment de sa veste sa carte pincée entre l’index et le majeur pour la tendre d’un geste condescendant à la veuve éplorée. Ça en jette dans les salles obscures, mais c’est rédhibitoire dans les salles de réunion. Une carte de visite s’échange toujours debout, même quand on est déjà assis, et se tient entre les pouces et index des deux mains, de façon à ce que votre nom soit lisible immédiatement par votre interlocuteur. Tout en prononçant votre nom d’une voix cordiale, prenez soin de regarder brièvement votre nouvelle connaissance dans les yeux en lui tendant votre carte. Le visiteur présente d’abord sa carte, avant de recevoir celle de son hôte. Si l’échange est simultané, prenez garde à présenter votre carte avec le pouce et l’index de la main droite et à recevoir de la main gauche, mais de façon à ce que la carte de votre interlocuteur soit légèrement supérieure dans l’espace à la vôtre, ce qui indique ainsi le respect qu’il vous inspire. Ça commence à se corser, n’est-ce pas ? Que les plus maladroits répètent devant un miroir avant leur première confrontation…
Règle 3 : Avec respect, la carte de ton hôte tu étudieras
Une fois dépositaire à votre tour de l’anima sociale de votre hôte, il convient d’évaluer en un rapide coup d’oeil à qui vous avez affaire afin de ne pas commettre d’impairs ni d’écarts de langage, toute la subtilité de la langue japonaise venant se nicher dans les niveaux de politesse adaptés en fonction de son interlocuteur. Plutôt que son nom, c’est son rang dans l’organigramme de l’entreprise qui compte. Ne rangez surtout pas la carte à peine reçue, prenez soin d’y consacrer quelques secondes de contemplation silencieuse afin de bien montrer à votre hôte que cette rencontre est importante pour vous et qu’à travers ce premier échange symbolique, c’est toute une relation de confiance que vous espérez établir à l’avenir. Posez-lui éventuellement une question d’ordre général liée à sa fonction, pour lui signifier votre intérêt.
Attention à ne pas plier, écorner ou jouer négligemment avec la carte reçue, car pour le coup, ce serait votre interlocuteur qui serait froissé…
Etienne Barral
Illustration : Pierre Ferragut