A un moment, les Etats-Unis ont dominé l’ensemble des secteurs industriels de l’automobile à la télévision. Petit à petit, le Japon a pris le dessus dans ces domaines. Les deux seuls secteurs dans lesquels les Japonais semblaient incapables de rivaliser étaient l’informatique et les jeux vidéo. Les ordinateurs restaient la seule spécialité vraiment américaine. Comme les ordinateurs personnels étaient l’apanage des industriels américains, les jeux vidéo ne devaient donc pas leur échapper, car ils étaient nés aux Etats-Unis. Mais en 1978, le Japonais Taito a sorti Space Invaders. Ce jeu a alors marqué le début de la conquête nippone”, résume Leonard Herman dans son livre Phoenix : The Fall and rise of videogames [éd. Rolenta Press] paru à la fin des années 1990. Ainsi, il y a un peu plus de 30 ans, le Japon a lancé son offensive dans l’univers du jeu avec un succès certain si l’on en croît le magazine américain Electronic Gaming Monthly. Sur les 100 jeux vidéo considérés comme les plus importants de tous les temps par les lecteurs de ce mensuel spécialisé, 93 étaient made in Japan. Pour en arriver à ce résultat, les entreprises japonaises ont bénéficié d’une circonstance favorable, la faillite du secteur aux Etats-Unis en 1983-1984. Les fabricants locaux de consoles et de jeux ont alors mis la clé sous la porte, laissant le champ libre à des sociétés japonaises au premier rang desquelles figurait une certaine… Nintendo.
Symbole de la marque, Super Mario reste un des héros les plus appréciés des amateurs de jeu vidéo.
Tandis qu’Atari, Coleco et autres Mattel n’étaient plus en mesure de garder la tête hors de l’eau de l’autre côté de l’océan Pacifique, Nintendo lançait sur le marché japonais le Famikon (contraction des termes anglais Family Computer), la première console de jeux vidéo digne de ce nom qui va définitivement l’imposer comme leader mondial. En 1985, deux ans après le lancement réussi dans l’Archipel, Nintendo prend pied aux Etats-Unis grâce à Super Mario Bros devant lequel les dernières résistances industrielles américaines ont rapidement cédé. Certains défenseurs des bonnes mœurs comme le professeur Eugene Provenzo ont tenté, en 1991, d’alerter les autorités américaines contre les dangers liés aux jeux vidéo. Dans la conclusion de son livre Video Kids : Making Sense of Nintendo [éd. Harvard University Press], il expliquait que les Etats-Unis devaient “éliminer la violence, la destruction, la xénophobie, le racisme et le sexisme qui caractérisent trop le monde de Nintendo”. Près de vingt ans plus tard, ces propos font sourire y compris en France où les détracteurs ont aussi été nombreux. L’entreprise a aujourd’hui très bonne réputation. Dans un numéro récent de Télérama (n°3100 du 13 au 19 juin 2009), hebdomadaire qui fut à la fin des années 1980 l’un des grands pourfendeurs de la culture pop japonaise ou “japoniaiserie”, un Super Mario conquérant était en couverture pour annoncer “la véritable histoire des jeux vidéo”.
Symbole de la réussite de Nintendo, Super Mario a toutes les raisons d’apparaître le sourire aux lèvres. Depuis le lancement du premier Famikon au Japon en 1983, l’entreprise a réussi à s’imposer comme la référence dans ce secteur qui a désormais pris le dessus sur celui des DVD. Selon les chiffres du cabinet Gfk, l’industrie vidéoludique a dépassé celle des vidéos, avec 32 milliards de dollars de recettes en 2008 contre 29 milliards pour les DVD. L’écart devrait se creuser en 2009, puisque Gfk prévoit une croissance de 12 % des jeux contre une baisse de 4 % pour les DVD. Cette progression s’explique avant tout par la capacité de Nintendo à bouleverser les règles du jeu vidéo telles qu’elles avaient existé jusqu’à la mise sur le marché de la Nintendo DS en 2004 (aux Etats-Unis et au Japon) et en 2005 (en Europe), puis de celle de la Wii à la fin de 2006. L’entreprise japonaise a réussi à conquérir un nouveau public que les jeux vidéo rebutaient, car les consoles étaient jugées trop compliquées. La Nintendo DS avec ses deux écrans dont un tactile a permis de créer des jeux qui ne reposaient pas sur des combinaisons de boutons compliquées. Elle a fait un carton. Avec plus de 104 millions d’unités vendues depuis 2004, la DS détient près de 69 % du marché des consoles portables tandis que plus de 50 millions de Wii ont été commercialisées en un peu plus de deux ans, permettant à Nintendo de détenir presque 50 % du secteur des consoles de salon devant Microsoft et Sony. Une vraie révolution dans l’univers du jeu vidéo qui, au tournant des années 1990-2000, semblait être passé sous l’influence de Sony et de ses technologies de pointe rassemblées dans sa fameuse PlayStation.
Mais comme l’explique Iwata Satoru, le patron de Nintendo depuis 2002, “ce qui attire les joueurs invétérés peut provoquer chez d’autres une aversion pour les jeux”. Voilà donc pourquoi il a cherché à imposer sa vision révolutionnaire, en insistant sur la nécessité de l’ouvrir à un public différent : les femmes et les personnes plus âgées. Outre des machines plus simples, il a milité pour la création de jeux différents comme Nintendogs, où le joueur promène des chiens, leur apprend des tours et les fait participer à des concours. Les chiens peuvent apprendre à obéir à des commandes vocales transmises par le micro incorporé de la DS, et il est même possible de les caresser via l’écran tactile. Il y a bien sûr le programme d’entraînement cérébral, qui consiste à maintenir jeune et alerte le cerveau du joueur. Contrairement à la plupart des jeux, dont les ventes ne se portent bien que pendant quelques semaines, Nintendogs a très bien marché pendant plusieurs mois. En outre, une enquête de Nintendo a fait apparaître que 60 % des ventes au Japon étaient le fait de nouveaux utilisateurs, qui achetaient spécialement la DS pour pratiquer ce jeu.
Cette prouesse d’Iwata a donc permis à l’entreprise de voir son chiffre d’affaires passer de 65,7 milliards de yens en 2002 à 555 milliards en 2009. En ces temps de crise où la plupart des sociétés japonaises enregistrent des déficits ou des profits nettement en baisse, la bonne santé de Nintendo s’explique par la capacité de l’entreprise à continuer à “surprendre”, estime Inoue Osamu dans son livre simplement intitulé Nintendo (éd. Nihon Keizai Shimbun Shuppansha, 2009). Le capteur de signes vitaux (Vitality Sensor) pour la Wii présenté, début juin, lors de l’Electronic Entertainment Expo (E3) en est la nouvelle illustration. Il se “branche” sur le doigt et se relie à la Wiimote pour recueillir des informations tels que le pouls, la tension ou le stress. L’objectif est de proposer à termes des jeux qui détendent. Une approche qui tranche avec le jeu vidéo traditionnel dont le but est de stimuler et d’exciter les joueurs. Nintendo voudrait bien séduire les 150 millions de personnes qui, aux Etats-Unis, au Japon et en Europe, pensent encore que les jeux vidéo sont destinés à ceux qui veulent des sensations fortes. Etonnant, non ?
Claude Leblanc