Vous parlez souvent de “société toboggan” (suberidai shakai).
Pourriez-vous l’expliciter et nous parler du Réseau contre la pauvreté
que vous dirigez ?
Y.
M. : S’il existait vraiment une protection sociale à trois niveaux
(aide publique, assurance sociale et assurance chômage), cela
permettrait aux personnes en difficultés d’y faire face et de continuer
à vivre. Or cette protection sociale s’est révélée inefficace. Même si
l’on travaille, on ne peut pas vivre normalement. On n’est pas couvert
par l’assurance-chômage et on n’est pas en mesure de recevoir des aides
sociales. Voilà l’existence des travailleurs non réguliers. Dans ces
conditions, la société ressemble à un toboggan. Une fois qu’on a
commencé à glisser, on ne peut plus s’arrêter. C’est exactement la
situation de la société japonaise actuellement. Une fois que l’on est
en bas, il n’est pas facile de remonter en empruntant le toboggan. Pour
résumer, cela signifie qu’il est extrêmement difficile dans notre
société de repartir à zéro pour ceux qui ont échoué. Face à ce constat,
nous avons créé le Réseau contre la pauvreté (hanhinkon nettowâku) dans
le but de changer l’orientation de la société japonaise. L’organisation
fonctionne sous la forme d’un réseau et regroupe des personnes qui
travaillent dans divers domaines liés à la pauvreté. Devant
l’aggravation de la situation dans les secteurs qui les intéressaient
(SDF, protection sociale, syndicalisme, handicap, mères célibataires),
ces hommes et ces femmes ont décidé, en 2007, de se réunir dans ce
réseau.
Vous avez récemment participé à la création du “village des intérimaires” (haken-mura) implanté dans le Parc de Hibiya à Tokyo.
Y.
M. : A la fin de chaque année, le nombre de personnes confrontées à
l’exclusion ne cesse d’augmenter. Ces nouveaux SDF n’ont aucune idée du
mode de vie dans les rues et se retrouvent exposés à des dangers bien
réels. A cette période de l’année, les administrations ne travaillent
pas. La plupart des entreprises sont fermées. En d’autres termes, la
machine sociale est à l’arrêt. Compte tenu de cela, on se rassemble
pour négocier le “passage à la nouvelle année”. C’est en effet un
moment important au cours duquel il faut soutenir le plus possible ceux
qui en ont besoin. Depuis 2002, je m’étais un peu éloigné de cette
activité de soutien direct aux personnes dans la rue. J’y suis revenu,
cette année, à la demande de syndicalistes et face à la situation très
difficile à laquelle doivent faire face les travailleurs intérimaires
(haken).
En France, on considère le Japon comme un pays égalitaire. Or il semble qu’il devient de plus en plus inégalitaire.
Y.
M. : On le doit à la destruction des trois niveaux de protection
sociale. En arrière plan, on retrouve le néo-libéralisme et la
mondialisation dominée par des entreprises multinationales. Le
néo-libéralisme est responsable de la disparition du modèle japonais de
l’emploi. Il jouait un rôle dans la protection sociale mais c’est
désormais terminé. Sous la pression du néo-libéralisme, on a réduit la
protection sociale de l’Etat tout en allégeant les charges des
entreprises. Dans ces conditions, il est normal que certaines personnes
ne puissent pas s’en sortir si les entreprises et l’Etat ne remplissent
pas leur fonction dans le domaine de la protection sociale. Les couches
moyennes ne sont pas épargnées par l’accroissement de la pauvreté, car
elles sont tirées vers le bas.
Cela signifie-t-il que n’importe qui peut être confronté à la pauvreté ?
Y.
M. : C’est un peu exagéré d’affirmer que n’importe qui peut sombrer
dans la pauvreté. Heureusement que pour la plupart des gens, ce n’est
pas si facile de devenir pauvre. Ça se passe par étape. Un employé qui
travaille dans une entreprise de premier ordre trouvera un emploi dans
une société moins importante s’il est licencié. Si le salarié de cette
société moins importante subit le même sort, il ira dans une entreprise
plus petite. Ainsi de suite jusqu’à atteindre le fond et la pauvreté.
Par ailleurs, comme le système de protection sociale fonctionne très
mal en dehors du marché du travail, il suffit d’être en dehors de ce
marché du travail pour que n’importe qui puisse devenir pauvre. En ce
sens, l’essentiel est de savoir si l’on fait partie ou non du marché du
travail.
Pensez-vous que la société japonaise puisse changer ?
Le
changement est possible, mais ce n’est pas évident. Le Japon est un
pays où le degré de dépendance à l’égard des salaires est très élevé et
où l’identité des individus est très liée à leur travail. Voilà
pourquoi, en l’absence d’une protection sociale digne de ce nom et face
à l’affaiblissement du marché du travail, les jeunes prennent
conscience aujourd’hui des difficultés de l’existence (ikizurasa).
Toutefois, cela n’est pas reconnu par le reste de la société. C’est lié
à la mentalité du travail à tout prix qui s’est forgée après la guerre
au Japon et qu’il n’est pas facile de remettre en cause. Néanmoins,
chez les jeunes, on sent que cet état d’esprit est en train de
s’affaiblir.
Que pensez-vous de la politique gouvernementale ?
La
politique du gouvernement en faveur de l’emploi peut être jugée dans
une certaine mesure comme une politique de lutte contre la pauvreté,
mais à aucun moment la question de la pauvreté n’y est clairement
abordée. Car pour le gouvernement japonais, “le Japon est le pays
développé où la pauvreté est la moins patente”. Pourtant la pauvreté
est une question qui concerne tous les domaines de la vie. Une fois
déterminé un index de la pauvreté, il faut donc fixer des objectifs
pour la réduire, en adoptant des mesures dans des secteurs aussi divers
que l’éducation, le logement ou l’emploi.
Propos recueillis par Claude Leblanc
Né
en 1969, Yuasa Makoto est à la tête du Réseau contre la pauvreté qui
réunit un ensemble d’acteurs décidés à enrayer le phénomème de la
paupérisation au Japon. Il a notamment publié Hanhinkon – Suberidai
shakai kara dasshutsu [Contre la pauvreté – En finir avec la société
toboggan] paru chez Iwanami Shoten en 2008.