La course à la puissance dans laquelle s’est engagé le Japon à la fin du XIXe siècle pour éviter de subir le même sort que son voisin chinois et remettre en cause les traités inégaux imposés par les Occidentaux au milieu du même siècle a débouché sur une catastrophe à la fois pour l’Archipel lui-même et une grande partie du continent asiatique. Au cours de ces folles années qui ont vu le pays du Soleil-levant écraser la Chine (1894-1895), défaire la Russie (1903-1905), annexer la Corée (1910) et envahir une nouvelle fois la Chine (1931), le militarisme s’est enraciné comme une mauvaise herbe. Celle-ci a fini par s’étendre à l’ensemble du champ faute de pas avoir été arrachée à temps.
Pourtant, les Japonais avaient été prévenus. Certains intellectuels comme Kôtoku Shûsui, figure emblématique du mouvement socialiste et anarchiste au Japon, ont tiré le signal d’alarme, mettant en garde la population contre le patriotisme “dont la nature réelle n’est autre que la haine, le mépris, la vanité” et l’impérialisme qui “au lieu de faire avancer notre pays, n’entraîne que régressions”. Contrairement à une idée en vogue à l’époque selon laquelle “l’expansion territoriale servirait l’intérêt des peuples”, Kôtoku Shûsui dénonce “une minorité de la population, constituée de militaires, de politiciens, de capitalistes, qui sacrifie le progrès, les intérêts et le bonheur de la majorité du peuple” dans un texte publié en avril 2001 et qui fera date : L’Impérialisme, le spectre du XXe siècle (Nijûseiki no kaibutsu : tieikokushugi).
Enfin traduit plus d’un siècle après sa parution, cet essai est une des œuvres clés dans l’histoire des idées au Japon. Il illustre parfaitement le désir d’une frange de la jeunesse lettrée nippone d’éviter les pièges liés à l’ouverture tous azimuts du pays à l’influence occidentale. Comme le rappelle Christine Lévy dans son excellente introduction, la réflexion menée par Kôtoku est le résultat de ses lectures d’auteurs étrangers entre 1898 et 1900 et de ses observations sur la façon dont le Japon évolue “au cours de cette sainte époque de Meiji”. Il sent que son pays emprunte une route dangereuse et qu’il doit entreprendre une réforme radicale de la société pour éviter le pire. L’auteur le paiera en définitive de sa vie cet engagement en 1911. Considéré comme le chef de file d’un complot contre l’empereur, il fut arrêté et exécuté.
Sa fin tragique a coïncidé avec la mise en application des ambitions territoriales japonaises. L’annexion de la Corée en 1910 et le musèlement de toutes les voix contestataires dans les années qui suivirent. L’ouvrage de Kôtoku ne sera réédité au Japon qu’en 1952, c’est-à-dire à la fin de l’occupation américaine au cours de laquelle eut notamment lieu la “purge rouge” (reddo pâji) en 1950. A cette époque, plus de 10 000 personnes avaient été inquiétées ou arrêtées pour leurs sympathies communistes. Voilà pourquoi on ne peut que se féliciter de pouvoir lire en français ce classique de l’histoire des idées politiques dont certains passages méritent d’être relus et commentés en ces temps où l’impérialisme est toujours d’actualité au XXIe siècle. Parallèlement à la publication du texte de Kôtoku Shûsui, il faut saluer l’initiative de CNRS Editions d’offrir aux lecteurs francophones deux autres œuvres importantes et caractéristiques de l’époque : Dialogues politiques entre trois ivrognes (Sansuijin keirin mondô) de Nakae Chômin et Pladoyer pour la modernité de Fukuzawa Yukichi. Le premier traduit également par Christine Lévy et Eddy Dufourmont met en scène l’affrontement entre le mouvement démocratique et le camp nationaliste. Les trois personnages y incarnent cette polémique toujours actuelle : le Gentleman occidentalisé, apôtre du pacifisme, le Vaillant guerrier, champion de l’expansionnisme et le Professeur, arbitre de la dispute. Le second ouvrage est comme son titre l’indique un livre qui explicite les raisons pour lesquelles le Japon d’alors devait accepter le changement.
Claude Leblanc
Kôtoku Shûsui, L’Impérialisme, le spectre du XXe siècle, traduit, présenté et annoté par Christine Lévy, CNRS Editions, 2008, 25€
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Conférence
A l’occasion de la parution de L’Impérialisme, le spectre du XXe siècle dont elle a assuré la traduction, la présentation et les annotations, Christine Lévy interviendra à Espace Japon (12 rue de Nancy 75010 Paris) le samedi 31 janvier à partir de 17h30 pour parler de cette œuvre et son auteur. Entrée libre.