Tandis que le Japon était en passe de rattraper l’Occident sur le plan économique, une partie de sa jeunesse contestait. Elle remettait en cause les choix politiques d’un gouvernement qu’elle jugeait trop aligné sur les Etats-Unis. En dépit d’une opposition populaire importante, le Premier ministre Kishi avait en effet fini par renouveler le traité de sécurité nippo-américain au printemps 1960, contribuant à mobiliser des milliers de personnes dans de gigantesques manifestations au cœur de Tokyo. La colère des Japonais conduisit le gouvernement Kishi à céder sa place à Ikeda dont l’objectif était de ramener le calme, en promettant de doubler le revenu national en dix ans. Le point d’orgue de cette politique fut le succès des Jeux olympiques de Tokyo en 1964 qui redonnèrent au pays du Soleil-levant une légitimité au niveau international. Cependant, tous les Japonais n’étaient pas satisfaits de cette situation. Le traité de sécurité nippo-américain leur restait au travers de la gorge et ils ne comprenaient pas non plus le soutien que leur gouvernement accordait aux Etats-Unis au Vietnam.
En 1965, le Beheiren (Comité des citoyens pour la paix au Vietnam) est mis sur pied par Oda Makoto. Celui-ci parvient à mobiliser les jeunes contre la guerre et à aider les soldats américains qui désertent, en leur trouvant des pays d’accueil. Cela traduit notamment le refus des jeunes de voir leur pays basculer dans un soutien aveugle à l’égard des Etats-Unis qui utilisent une partie de leurs bases au Japon pour mener des opérations en territoire vietnamien. La réussite de ce mouvement intervint au moment où les étudiants commençaient à manifester leur frustration à l’égard du fonctionnement de l’université. En avril 1966, les étudiants de Waseda furent les premiers à se mobiliser contre la direction de cette université privée, réclamant le droit de gérer eux-mêmes la maison des étudiants et rejetant l’augmentation des frais de scolarité décrétée par les responsables de l’université. Le combat mené en premier lieu par des individus très engagés dans la lutte politique et regroupés autour de la Zengakuren (Fédération nationale des comités autonomes des étudiants japonais) commence à s’intensifier.
Face à l’attitude méprisante adoptée par les dirigeants universitaires et aux interventions policières, un nombre croissant d’étudiants encore non-politisés vinrent grossir les rangs de la contestation, car ces derniers étaient eux aussi victimes des abus de l’administration. Voilà pourquoi, les grèves au sein des universités se multiplièrent. Dès 1968, plus de 80 établissements furent concernés. Parmi eux, deux établissements devinrent les symboles de la révolte. D’un côté, l’université de Tokyo, Tôdai, qui incarnait le modèle élitiste. Cet établissement public formait les futurs dirigeants du pays et ses concours d’entrée étaient réputés pour leur extrême difficulté. De l’autre, l’université Nihon, Nichidai, exemple typique des très nombreuses universités privées aux frais de scolarité très élevés mais dont la qualité de l’enseignement n’avait rien à voir avec le droit d’entrée.
Lorsque la nouvelle d’un scandale financier mettant en cause la direction de Nichidai fut rendue publique, le 15 avril 1968, ce fut la goutte qui fit déborder le vase. En l’espace de quelques jours, les étudiants s’organisèrent et mirent sur pied la première manifestation de l’histoire de cette université. La contestation prit de l’ampleur et malgré les promesses de la direction, aucune solution négociée ne fut trouvée. A Tôdai, c’est une décision portant sur une réforme de l’internat en médecine qui mit le feu aux poudres. Le refus de discuter et le recours à la police pour évacuer les bâtiments occupés vont amener les organisations étudiantes à coordonner leurs actions. Le 22 novembre 1968, plus de 20 000 personnes assistèrent à la réunion commune des conseils de lutte de Tôdai et Nichidai dans l’amphithéâtre Yasuda de l’université de Tokyo. Au fil des jours, les mots d’ordre évoluèrent. Les revendications liées au fonctionnement de chaque université laissèrent la place à des demandes plus politiques qui traduisaient en définitive le malaise profond de la société japonaise au moment où le pays se hissait au troisième rang mondial. Tous les conseils de lutte furent réunis en septembre 1969 au sein de la Zengaku Kyôtô Kaigi (Union nationale des conseils de lutte commune) dans le but de créer un nouveau front étudiant uni et d’amener le gouvernement à revenir sur des décisions importantes comme le traité de sécurité nippo-américain.
Le changement d’orientation du mouvement étudiant et sa radicalisation s’étaient déjà exprimés en octobre 1968 lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam qui tourna à l’émeute dans la gare de Shinjuku, le quartier du renouveau dans la capitale japonaise. C’est là que la jeunesse nippone a notamment découvert la Nouvelle vague française. C’est aussi dans ce quartier que Tanabe Moichi ouvrit sa librairie Kinokuniya qui est encore actuellement l’un des hauts lieux de la culture. Les étudiants s’y rendaient pour découvrir notamment la littérature étrangère. Shinjuku fut aussi le quartier général du cinéaste Oshima Nagisa qui y trouva les sujets de certains de ses films. Le mouvement ne s’est bien sûr pas arrêté en 1968. Les années suivantes furent marquées par une plus grande radicalisation encore de certains étudiants déçus par la tournure des événements. Ils allèrent grossir les rangs de l’Armée rouge japonaise, laquelle s’exprima par la violence et le terrorisme. Puis ce fut la normalisation. Les étudiants devinrent des salariés. Ils participèrent activement à l’épanouissement de la puissance économique japonaise. Et 40 ans plus tard, ils prennent leur retraite et regardent avec nostalgie leur jeunesse.
Claude Leblanc