Alors que le dernier festival de Cannes a pratiquement fait l’impasse sur le Japon (en dehors du film de Nishikawa Miwa, Yureru présenté à la Quinzaine), une nouvelle livraison de films japonais nous submerge en juin-juillet. Aux antipodes du spectre cinématographique se situent d’ailleurs deux opus qui sortent le même jour (14 juin): Bashing (cf. OVNI n°589 du 1er juin) de Kobayashi Masahiro présenté, l’an dernier, en compétition à Cannes sans réel succès malgré son sujet brûlant, et Kamikaze Girls (Shimotsuma monogatari), de Nakashima Tetsuya qui a fait un tabac au Japon en 2005. Voyons la différence… Coqueluche improbable du festival de Cannes où trois de ses films (Bootleg Film, Koroshi et Aruku Hito) ont été présentés dans diverses sections, sans jamais trouver de distributeur, Kobayashi Masahiro (à ne pas confondre avec le défunt Kobayashi Masaki, le fameux cinéaste de Harakiri d’une autre ampleur) a subitement tourné le dos à ses étranges (et peu convaincants…) exercices de style cinéphiliques, en s’inspirant d’un fait-divers réel, le retour d’une Japonaise (appelée ici Yûko et interprétée avec force par Urabe Fusako) au pays, après avoir été prise en otage en Irak. Rejetée par sa communauté (dans une toute petite ville), elle ne cédera pas au harcèlement et voudra repartir, malgré tout. Doté d’un mini budget très indépendant, Kobayashi a construit un film réaliste et efficace (plutôt grâce à ses interprètes qu’à sa mise en scène très fonctionnelle). Un film dérangeant pour la société japonaise, qui méprise cette femme “inconsciente” et la revêt du manteau de la honte. Mais le cinéaste ne dépasse jamais le niveau du constat social clinique. Un film à voir pour le sujet. Face à ce film pur et dur, Kamikaze Girls apparaît comme une scorie flamboyante d’une éruption volcanique imprévue. Le réalisateur, Nakashima Tetsuya (né en 1959), spécialisé dans les films d’animation délirants, s’est inspiré d’un roman de Takemoto Novala (Shimotsuma monogatari), un écrivain chéri des adolescents. L’héroïne en est Momoko (Fukada Kyôko), prototype de la Lolita nippone auto-marginalisée par ses fanstasmes vestimentaires et autres, en particulier sur la vie érotique dans le Versailles de Louis XV (voir le début, époustouflant d’imagination), qui va rencontrer son antithèse vivante, la redoutable Ichigo (littéralement “Fraise”, jouée par Tsuchiya Anna), chef du gang des motardes yankis, vulgaire et hommasse. Une très étrange histoire d’amour s’ensuivra… Grâce à un style néo-baroque totalement assumé, Nakashima Tetsuya, rompu aux techniques du clip et de l’animation, transcende allégrement le genre du seishun eiga (film pour la jeunesse) modernisé, et insuffle une incroyable énergie à son histoire, qui, mine de rien, dresse un portrait d’une ironie sans pitié du Japon actuel, entre yakuza, parents déjantés, et autres clichés habituels. Bref, un chef d’œuvre du cinéma “non-sense” nippon, qui renoue avec les comédies déjantées de Saitô Torajirô, et de l’Ichikawa Kon des années 1950. Est-il nécessaire d’ajouter que ce film n’est pas destiné aux fans d’Ozu, ni de Oguri Kôhei, plus près de nous ? Mais, si vous aimez vous éclater dans la branchitude décalée, au second degré, courrez-y ! A signaler enfin plusieurs reprises importantes de classiques japonais, à l’approche de l’été : une rétrospective Kurosawa Akira, en quatre films, le 21 juin, chez Action Cinémas, et une autre, plus rare, consacrée aux films de Mizoguchi des années 1940, en cinq films (chez Carlotta films, le 26 juillet), sans compter une réédition du rare Chœur de Tokyo (Tôkyô no gassho, muet), d’Ozu Yasujirô, et de son film le plus connu, Voyage à Tokyo (Tôkyô monogatari), tous deux prévus en juin. Enfin, je reviendrai sur le dernier film de Kitano Takeshi, Takeshi’s, une curiosité auteuriste assez déconcertante, dont la sortie est prévue le 5 juillet. Les nippocinéphiles ne vont pas chômer… Sore ja, mata, Max Tessier |
Kamikaze Girls de Nakashima Tetsuya |
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La dernière ballade d’Imamura | |
C’était en mai 1983, à Cannes, le Festival s’achevait: juste avant le palmarès, un inconnu vient annoncer à Oshima Nagisa qu’il a décroché la Palme d’Or pour Furyo (Senjô no Merry X’mas). Imprudence fatale ! En fait, c’est à Imamura Shôhei et sa Ballade de Narayama (Narayama Bushi-kô) qu’elle revient, à la surprise de beaucoup. A l’époque, Imamura n’est connu que d’un cercle restreint de critiques et de cinéphiles, et ses films circulent peu, et dans un grand désordre chronologique : pas de DVD, pas d’Internet ni même de mondialisation technologique visible. C’est donc une révélation. Ceux qui ont eu la chance de voir Cochons et cuirassés (Buta to gunkan, 1961, sorti en France en VF dans des salles “sexy”, sous le titre Filles et gangster!), La Femme insecte (Nippon Konchûki, 1963), Désir meurtrier (ou Désir impur, Akai satsui, 1964, le chef-d’œuvre de sa première période), ou encore Le Pornographe (Jinruigaku nyûmon, 1966) et l’inclassable Profonds désirs des dieux (Kamigami no fukaki yokubô, 1968) le tiennent pour un très grand cinéaste du désir et des mystères humains, trop humains, à l’instar d’un Oshima, dont la réputation en Occident est mieux établie depuis L’Empire des sens (Ai no korîda, 1975). Et pourtant, Imamura est passé par un long purgatoire après l’échec public de Profonds désirs des dieux. Champion de la “contre-Histoire” officielle, il a fouillé le “Japon d’en bas” avec ses stupéfiants documentaires “entomologiques” sur le sort des femmes : Histoire du Japon d’après-guerre racontée par une hôtesse de bar (Nippon Sengoshi Madamu Onboro no seikatsu, 1970), mais aussi Karayuki-san (Ces dames qui vont au loin, 1975) sur les “femmes de réconfort” pendant la guerre et bien d’autres. Après son retour en force au cinéma en 1979, avec le puissant La Vengeance est à moi (Fukushû suru wa ware ni ari), qui révèle l’acteur Ogata Ken dans son œuvre, il revient à la “contre-Histoire” avec Eijanaika (Pourquoi pas ?, 1981), le premier de ses films présentés à Cannes (ils le seront tous jusqu’à la fin). Après La Ballade de Narayama, il reviendra sur Hiroshima, dans Pluie noire (Kuroi ame, 1989, d’après Ibuse Masuji), et sur la période de la guerre, à travers l’image de son père, dans Dr Akagi (Kanzô Sensei, 1998), après une nouvelle incursion dans le film criminel, avec L’Anguille (Unagi, 1996) qui lui apporte une surprenante seconde Palme d’Or (ex-æquo avec Kiarostami) à Cannes. Son dernier long-métrage, De l’eau tiède sous un pont rouge (Akai hashi no shita no nurui mizu, 2001) est un modèle d’énergie et de vitalité pour un cinéaste qui a déjà 74 ans… Il semble qu’Imamura Shôhei, mort d’un cancer, le 30 mai dernier, à l’âge de 79 ans, ne se soit jamais vraiment satisfait du Japon moderne, matérialiste et consumériste à outrance. Ne disait-il pas, à propos de La Ballade de Narayama : “Le Japon actuel n’est qu’une illusion. Le véritable Japon, c’est celui des montagnes de Narayama !”. On se prend à imaginer que son fils, Tengan Daisuke (également cinéaste) l’emporte sur son dos jusqu’au sommet de la montagne, parmi la neige et les corbeaux, à l’instar de Ogata Ken et de sa vieille mère dans un film devenu mythique. Avec Imamura disparaît encore un peu du grand cinéma japonais, dont on peut avoir la nostalgie aujourd’hui (rappelons qu’un autre cinéaste important de ces années 1960-1970, Kuroki Kazuo, est mort le 12 avril dernier, à l’âge de 75 ans). Que les Kamigami (Dieux) exaucent les désirs d’Imamura dans l’au-delà ! Max Tessier |
A lire : Shôhei Imamura, entretiens et temoignages, de Hubert Niogret, chez Dreamland, Coll. Cinéfilms, 2002. Le seul ouvrage de référence en français sur ce grand cinéaste. A voir : Plusieurs films d’Imamura sont disponibles en DVD, chez différents éditeurs. On citera notamment Eijanaika et La Vengeance est à moi chez MK2 Vidéo. |