Il n’est pas rare, lorsque vous venez de terminer un ouvrage traduit d’une langue étrangère et que vous vous proposez de le recommander à un de vos amis, que ce dernier vous demande : “alors, la traduction était bonne ?” Ce n’est pas toujours facile de répondre à ce genre de question, car, la plupart du temps, vous ne disposez pas des outils de comparaison indispensables pour vous prononcer, si ce n’est que le texte que vous venez de lire vous a semblé fluide et cohérent tout au long de sa lecture. Aussi faut-il saluer l’initiative des éditions Inventiare-Invention qui publient un texte vraiment admirable de Corinne Atlan, traductrice émérite de littérature japonaise, dans lequel elle tente d’expliquer toutes les difficultés liées à cet exercice. Intitulé très justement Entre deux mondes, ce court essai souligne les différences essentielles qui peuvent exister entre les littératures occidentale et japonaise, en insistant notamment sur “cette absence de frontière entre rêve et réalité, cette intéraction entre intérieur et extérieur, reposant sur l’idée bouddhique que le monde est un reflet qui renvoie chacun à sa réalité intérieure”. Une approche littéraire qui amène les traducteurs à se poser de nombreuses questions lorsqu’il s’agit de “rendre” en français “une autre caractéristique de la littérature japonaise, celle d’une forme de pensée et d’écriture qui préfère la juxtaposition à la logique linéaire, la description du détail à celle de l’ensemble”. Toutes ces spécificités, on les retrouve dans quatre œuvres contemporaines que vos libraires se feront une joie de vous vendre. Dans Tokyo Décibels de Tsuji Hitonari traduit par Corinne Atlan, c’est à une plongée dans la capitale japonaise que le lecteur est invité. Tout au long du récit, il suit Arata, un jeune homme chargé par la mairie de contrôler les nuisances sonores de son quartier, qui finit par vouloir dresser une carte sonore de la capitale japonaise. Mais au travers de cette chasse au son, on assiste à une quête personnelle qui amène le personnage principal à mettre à profit ses connaissances techniques pour découvrir ce qui se cache finalement derrière le bruit de son propre cœur. Avec Topaze, un recueil de quatre nouvelles de Murakami Ryû à partir desquelles l’écrivain avait réalisé un long métrage Tokyo Decadence, on reste dans un univers très particulier, celui de la prostitution. Mais là encore, l’écriture, en dépit d’un vocabulaire parfois cru, est éblouissante. Les atmosphères sont rendues avec une force qui ne peut pas nous laisser indifférent. La traduction de Sylvain Cardonnel y est sans doute pour quelque chose. C’est à lui que l’on doit également la traduction d’un roman atypique Yapou, bétail humain que les éditions Désordres-Laurence Viallet publient enfin en France. Dire que ce récit est facile d’accès serait mentir, car il demande un effort très vite récompensé. Mishima a dit de ce livre qu’il était “le plus grand roman idéologique qu’un Japonais ait écrit après-guerre”, c’est sans doute vrai dans la mesure où l’auteur, Numa Shôzô, s’est lancé dans une dénonciation de l’impérialisme, de la suprématie raciale au travers d’un voyage extraordinaire où se mêlent science-fiction, philosophie et engagement politique. On est bien loin de tout cela dans le nouveau roman d’Ogawa Yôko même si l’auteure nous invite, elle aussi, à nous transporter dans l’univers de la mémoire. Une mémoire fugitive, égarée d’un personnage très attachant qui va nouer une relation forte avec sa nouvelle femme de ménage et son fils. Claude Leblanc |
Shozo Numa, Yapou, bétail humain, vol. 1, trad. par Sylvain Cardonnel, éd. Désordres – Laurence Viallet, 24€
Yoko Ogawa, La Formule préférée du professeur, trad. par Rose-Marie Makino-Fayolle, éd. Actes Sud, 20€
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