Moins de lecteurs, des téléspectateurs qui refusent de payer leur redevance, la presse japonaise a du soucis à se faire et des réformes à entreprendre pour s’en sortir.
La démission surprise de Ebisawa Katsuji, patron de la chaîne publique NHK, le 25 janvier, est venue confirmer que les médias japonais traversent une crise importante au même titre que d’autres secteurs de l’économie nippone. Elle a plusieurs visages selon que l’on parle de la presse audiovisuelle ou de la presse écrite. Dans le cas de l’audiovisuel, il s’agit d’une crise de confiance qui frappe aujourd’hui particulièrement la NHK. Pourtant la chaîne publique s’était bâtie une solide réputation de sérieux et de qualité au fil des ans, pouvant se targuer d’être un des rares réseaux publics à damer le pion aux chaînes privées grâce à la variété et à la qualité de ses programmes. Il aura simplement fallu que les responsables de la chaîne cèdent aux pressions de politiciens pour que cette longue relation de confiance soit rompue et entraîne un vaste mouvement de protestation de la part des téléspectateurs. Le scandale concerne l’intervention de dirigeants politiques proches du gouvernement qui aurait demandé aux producteurs d’un documentaire relatif aux crimes commis par l’armée impériale pendant la Seconde guerre mondiale de couper certains passages jugés trop critiques vis-à-vis du Japon. Dans un premier temps, la direction de la NHK a rejeté l’accusation jusqu’à la conférence de presse d’un des producteurs de l’émission qui a publiquement reconnu avoir cédé à des pressions politiques.
A un moment où les révisionnistes, c’est-à-dire tous ceux qui refusent de reconnaître une quelconque responsabilité du Japon dans la guerre qui a commencé en Asie en 1931 pour s’achever par l’atomisation de Nagasaki et Hiroshima en 1945, se font de plus en plus entendre dans l’Archipel, cette affaire prouve qu’une partie des médias a failli à son rôle d’information. La décision prise, en novembre 2004, par l’éditeur Shûeisha de suspendre la publication de la série Kuni ga moeru (Le Pays se consume) dans les colonnes de son hebdomadaire de bandes dessinées Young Jump est un autre exemple des pressions exercées par les tenants du révisionnisme historique. Plusieurs groupuscules d’extrême droite avaient menacé l’éditeur s’il ne cessait pas la parution du travail de Motomiya Hiroshi qu’ils jugeaient contraire à la réalité historique. Le mangaka ne faisait que raconter l’histoire d’un fonctionnaire japonais dans les années 30 confronté aux horreurs commises par l’armée en Chine. Cette affaire n’a pas eu le même retentissement que dans le cas de la NHK, mais elle témoigne de la vigueur du mouvement néoconservateur au Japon dont l’un des leaders, Ishihara Shintarô, l’actuel gouverneur de Tokyo, expliquait, il n’y a pas encore si longtemps, que l’annexion de la Corée en 1910 était l’expression de la “volonté collective” du peuple coréen. Que les politiciens prennent des positions provocatrices, passe encore, mais qu’une chaîne aussi respectable que la NHK s’abaisse à se conformer à leur désir, c’en était trop pour de nombreux Japonais. Si l’on ajoute la découverte de plusieurs problèmes dans la gestion de l’entreprise publique, il n’en fallait pas plus pour que des milliers de télé-spectateurs refu-sent d’acquitter leur redevance.
Officiellement, 113 000 personnes ne l’ont pas payée, mais le chiffre d’un demi million circule désormais dans les couloirs de la chaîne, montrant que la crise est bien plus profonde qu’on pourrait le penser. “La NHK traverse une zone de turbulences sans précédent. Le départ de M. Ebisawa ne permettra pas d’en sortir aussi facilement que certaines personnes le croient”, estime Kawasaki Yasushi, un ancien journaliste de la chaîne.
La presse écrite dans la tourmente
La perte de confiance à l’égard des médias audiovisuels pourrait profiter à la presse écrite. Or celle-ci est aussi confrontée à une crise importante, laquelle se traduit par une baisse très sensible de sa diffusion. Les difficultés des journaux sont d’ordre structurel. D’une part, une partie de la jeunesse japonaise a abandonné le support papier au profit de l’écran pour s’informer. D’autre part, la crise économique a fortement réduit les rentrées publicitaires de la presse écrite. Depuis une dizaine d’années, les journaux s’inquiètent, chiffres à l’appui, de l’érosion de leur diffusion qu’ils expliquent par la désaffection des jeunes à l’égard de la chose écrite (katsuji banare). En effet, les Japonais lisaient en moyenne 1,3 quotidien par jour en 1980. En 2003, ce chiffre n’était plus que de 1,07. Un différence notable qui aurait pu être plus importante encore si les journaux ne bénéficiaient pas d’un système de distribution à domicile (94 % des quotidiens sont distribués de cette manière). Bien sûr, l’attrait de la télévision, des jeux vidéo et d’Internet (88 % des foyers japonais sont raccordés au réseau) expliquent cette désaffection, mais comme dans le cas de l’audiovisuel, la presse écrite paie son conformisme. Certes, certains journaux, comme l’Asahi Shimbun (qui a révélé l’affaire de la NHK), font des efforts pour donner aux lecteurs un contenu de qualité au travers d’enquêtes et de reportages. Mais force est de constater que les quotidiens et les magazines restent dans leur ensemble fort peu éloignés des prises de position officielles qu’elles émanent du gouvernement ou des entreprises. Le système des clubs de la presse – passage obligé pour les journalistes s’ils veulent obtenir des informations – n’est pas étranger à cette situation. L’affaire des otages japonais en Irak au printemps 2004 est une parfaite illustration du suivisme médiatique qui s’est traduit par une vaste campagne dénonçant “l’irresponsabilité” des otages plutôt que les raisons (le déploiement des forces d’autodéfense en Irak) qui avaient conduit à l’enlèvement des trois ressortissants nippons. Dès lors, on ne s’étonne pas de voir se développer des sources d’information alternatives à l’instar de 2 Channeru, un site Internet sur lequel les internautes eux-mêmes contribuent à fournir le contenu. Toutes sortes d’information y figurent en toute liberté, ce qui peut parfois se traduire par des dérapages (y compris révisionnistes). Cependant aux yeux des Japonais qui le consultent, 2 Channeru est un espace citoyen qui doit amener les grands médias à se remettre en question. Ses animateurs ont pour référence Ohmynews, un site d’information coréen, dont le succès a contribué à mettre la presse locale devant ses responsabilités et à prendre des initiatives.
Le Japon change, la société japonaise évolue, la presse doit aussi suivre le mouvement, faute de quoi elle aura bien du mal à sortir de sa crise.
Claude Leblanc
Ebisawa Katsuji après l’annonce de sa démission à la tête de la NHK
Repères
Au regard des difficultés que rencontre la presse française, les problèmes de son homologue japonaise peuvent paraître minimes. Selon l’Association des éditeurs de journaux (Nippon Shimbun Kyôkai), 52,8 millions de quotidiens sont diffusés chaque jour sur le territoire japonais. Les principaux tirages sont ceux du Yomiuri Shimbun avec plus de 14 millions d’exemplaires, l’Asahi Shimbun avec 12,1 millions suivis par le Mainichi Shimbun et ses 5,6 millions d’exemplaires. Du côté de la presse magazine, les chiffres enregistrent également une baisse. En 2003, ce sont quelque 4,3 milliards d’exemplaires qui ont été publiés au Japon contre 4,6 milliards en 2000. En revanche, on remarque une augmentation du nombre de nouveaux titres lancés sur le marché. En 2003, on en a recensé 207 contre 197 l’année précédente. Les éditeurs choisissent désormais d’exploiter des niches plutôt que de s’aventurer dans des grands projets peu rentables.
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RENCONTRE AVEC : WATANABE TAKESATO, PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ DÔSHISHA
Spécialiste
des médias à la célèbre université Dôshisha à Kyôto, le professeur
Watanabe Takesato vient de publier, en collaboration avec le
journaliste américain Adam Gamble, A Public betrayed : An inside look
at Japanese Media Atrocities and their Warnings to the West [Un public
trahi : Un regard averti sur les atrocités des médias japonais et leurs
avertissements pour l’Occident, éd. Regnery, Washington, 2004]. Il nous
livre son analyse de la situation de la presse écrite au Japon et de
son rapport avec les lecteurs.
Depuis
le début des années 1990, les journaux japonais sont en crise. Quelles
sont, d’après vous, les principales raisons de cette situation ? W.
T. : Il est vrai que la diffusion des quotidiens a enregistré une
baisse, mais elle est particulièrement sensible depuis trois ans. Aussi
est-il préférable de mettre l’accent sur le fait que les Japonais
lisent de moins en moins. En effet, compte tenu du fait que les
journaux sont portés à domicile — près de 94 % des journaux bénéficient
de ce système, 97 % si on ne compte pas les quotidiens sportifs —, il
est difficile de dire que la presse va mal. Même si les jeunes
s’informent de moins en moins via la presse écrite, le système de
distribution assure aux journaux une diffusion stable. Cependant les
statistiques commencent à montrer que les jeunes lecteurs se font de
plus en plus rares et que les difficultés économiques rencontrées par
de nombreuses familles ont amené certaines d’entre elles à suspendre
leurs abonnements. Alors qu’une majorité de foyers japonais étaient
abonnés à au moins deux journaux, il n’y a pas encore si longtemps, la
norme actuelle n’est qu’à un journal en moyenne par famille. Il faut
ajouter par ailleurs que l’information fournie par les journaux ne
revêt pas un caractère indispensable aux yeux de nombreux Japonais qui
estiment suffisant d’avoir un accès à l’information via Internet ou
leur téléphone portable. Dans la plupart des secteurs de
l’économie japonaise, les entreprises ont entrepris de se lancer dans
des réformes importantes. Les groupes de presse semblent avoir décidé
de passer outre. Pourquoi ? W. T. : Les principales
entreprises de presse que sont les grands quotidiens et les chaînes de
télévision disposent dans tout le pays d’un vaste réseau de filiales.
Cela leur a permis dans un premier temps de cacher leurs difficultés et
d’éviter de se remettre en question. Cependant les circonstances
changent. Les entreprises de presse cherchent à anticiper le passage au
tout numérique prévu pour 2011. Elles savent que les choses ne pourront
plus être comme par le passé. Aujourd’hui 20 % des journalistes
employés sont passés par d’autres sociétés ou par d’autres supports que
ceux pour lesquels ils travaillent actuellement. Cela traduit une
évolution importante. L’emploi à vie n’est plus de mise dans la presse
comme c’est le cas dans la plupart des autres secteurs de l’économie
japonaise. C’est un changement notable.
La
façon dont les journalistes exercent leur profession est très
différente selon qu’ils travaillent dans un quotidien et dans un
hebdomadaire. Pouvez-vous nous donner quelques précisions à ce sujet ? W.
T. : Les journalistes qui travaillent pour un quotidien sont la plupart
du temps des salariés de ce journal. Certains hebdomadaires comme
Shûkan Asahi ou Sunday Mainichi emploient aussi des journalistes à
plein temps. En revanche, les titres de la presse hebdomadaire qui ne
sont pas directement liés à un quotidien, à l’instar de Shûkan Shinchô,
Shûkan Bunshun, Shûkan Post ou encore Shûkan Gendai, pratiquent une
autre politique d’emploi. La majorité des personnes, qui écrivent pour
eux, sont des pigistes ou des journalistes freelance. Cela a des
conséquences au niveau éditorial. D’un côté, les magazines appartenant
à des quotidiens s’intéressent à des sujets plus sérieux que les
journaux n’ont pas pu traîter en profondeur au cours de la semaine
écoulée. De l’autre, les hebdomadaires liés aux grandes maisons
d’édition comme Bungei Shunjû ou Shôgakkan privilégient le sensationnel
afin de s’assurer des ventes confortables. Le profit prend le pas sur
l’information. Dès lors, il n’est pas utile pour eux de faire un
véritable travail d’investigation tant que les objectifs financiers
sont atteints. Le mensonge et la rumeur ne sont jamais loin.
Dans
votre dernier ouvrage, vous utilisez le terme “trahison” pour qualifier
le travail de ces pseudo journalistes. C’est un mot très fort.
Pouvez-vous nous dire pourquoi les hebdomadaires ont “trahi” les
lecteurs japonais ? W. T. : Il faut savoir que le
tirage de l’ensemble de la presse hebdomadaire au Japon est d’environ 5
millions d’exemplaires par semaine, soit à peine 10 % du tirage de la
presse quotidienne. Pourtant en dépit de cette diffusion modeste, elle
possède une influence importante sur le public. Bien sûr, elle a une
influence sur ses lecteurs réguliers, mais elle tire sa plus grande
influence des publicités qu’elle fait passer dans les quotidiens ou
qu’elle diffuse dans les transports en commun du pays. Selon les
données de plusieurs observateurs des médias, on estime que 10 à 20
millions de personnes voient chaque semaine le sommaire des magazines
Shûkan Shinchô et Shûkan Bunshun lors de leurs déplacements. Et même si
l’on choisit la fourchette la plus basse — 10 millions —, cela reste
impressionnant. En d’autres termes, en ramenant ces chiffres à la
population japonaise (128 millions), cela revient à dire que 8 à 16 %
des Japonais croisent du regard les placards publicitaires de ces
publications qui rivalisent de formules accrocheuses pour attirer les
chalands. Un journaliste de Shûkan Bunshun me disait d’ailleurs un jour
que le plus important pour un hebdomadaire était le titre plutôt que le
contenu de l’article en lui-même. L’une des tâches les plus importantes
pour le rédacteur en chef d’un hebdo, c’est l’écriture de ces encarts
publicitaires. Il y a donc forcément tromperie sur la marchandise.
Au-delà du désir de faire de l’argent en publiant des sujets
accrocheurs et des informations souvent peu fiables, il y a aussi une
dimension politique qu’il ne faut pas sous-estimer. Il est vrai que les
hebdomadaires publient souvent des scoops, révélant des affaires sur
lesquelles les quotidiens n’ont pas encore enquêté. Cependant nombre de
ces scoops sont très loin de la réalité historique ou sociale qu’ils
sont censés décrire. Et quand on entend dire que les hebdomadaires
disent “la vérité qu’on ne trouve pas dans les journaux”, il y a de
quoi avoir les cheveux qui se hérissent sur la tête. En ce sens, je
crois que l’on peut parler de “trahison” à l’égard des lecteurs qui
sont en droit d’attendre une meilleure considération de la part de ces
magazines qui leur disent tout sauf la vérité.