La crise monétaire qui frappe l’Asie n’est pas un incendie limité à une zone, c’est le résultat d’une économie en phase de gonflement artificiel dont les faibles taux d’intérêt pratiqués au Japon sont en partie responsables. Aujourd’hui, le pays du Soleil levant risque d’en payer le prix fort.» Le diagnostic de Nikkei Business est sans appel. L’hebdomadaire économique, à l’instar de nombreux observateurs, s’inquiète des effets sur le Japon du séisme financier qui a touché la quasi totalité des pays d’Asie du Sud-Est depuis le début de l’année 1997. La Thaïlande, qui a vu la valeur de sa monnaie, le bath, décliner de 40 % par rapport au dollar, s’enfonce progressivement dans un cycle infernal : augmentation des prix, chômage, baisse des salaires, baisse de la consommation. «Le Japon a exporté sa “bulle” en Asie et a contribué à la faire éclater. Il y a fort à parier que cette région devienne un fardeau pour le reste du monde», explique un spécialiste des finances internationales au regard de la situation difficile de la Thaïlande. Ces propos accusateurs ne sont pas sans fondement. Au cours de ces dernières années, les banques japonaises ont largement abreuvé de capitaux – bien au-delà de leurs besoins – les industriels thaïlandais au point de favoriser la spéculation immobilière. Soucieuse de devenir la plaque tournante financière de l’Indochine, la Thaïlande a mis sur pied le Centre financier international (BIBF), grâce auquel de vastes quantités de capitaux ont franchi les frontières de l’ancien royaume de Siam, contribuant à son endettement rapide. De 47 milliards de dollars fin 1993, il est passé à 77 milliards en 1996. L’essentiel de cet argent provenait des banques japonaises qui tentaient de fuir un taux d’intérêt bien trop faible dans l’Archipel. Mais 40 % des capitaux qui ont alimenté le secteur immobilier (37 milliards de dollars) étaient constitués de créances douteuses. Tous les élements étaient réunis pour favoriser une crise majeure dans la mesure où la Thaïlande répétait à son échelle ce que le Japon avait vécu dans les années 80 avec la spéculation immobilière et la multiplication des officines de crédit largement financées par les capitaux provenant de l’immobilier. Dans le cas de la Thaïlande, c’est un quart de l’argent des organismes de crédit qui étaient directement issus de l’immobilier. Si le cas de la Thaïlande est exemplaire, l’Indonésie ou encore la Malaisie connaissent le même destin.
Dès lors, compte tenu de la proximité des économies asiatiques, le Japon peut s’inquiéter de cette dégradation généralisée d’autant plus que la situation intérieure n’est guère réjouissante. Long-temps maintenues en vie artificiellement par les pouvoirs publics, plu-sieurs de ces institutions financières ont connu une fin d’année difficile. Les faillites de la banque Hokkaido Takushoku et des maisons de titre Sanyo et Yamaichi ont frappé de plein fouet une opinion publique déjà inquiète à cause de la crise écono-mique qui touche nombre de pays asiatiques. Les perspectives d’une forte montée du chômage, la peur de voir leur épargne disparaître avec l’écroulement progressif d’un système bancaire obéré jusqu’à la ruine, amènent les Japonais à réduire nettement leur consommation, et donc à contribuer à accentuer la crise économique qui touche le Japon depuis le début des années 1990. L’augmentation de deux points de la taxe à la consommation, passant de 3 à 5 % en avril dernier, a également favorisé le repli des consommateurs. Que ce soit les grands magasins ou les supermarchés, l’ensemble du secteur de la distribution a enregistré une forte baisse de son chiffre d’affaires, déjà peu florissant ces dernières années. Pour le seul mois de juin dernier, l’Agence pour les Affaires générales a noté que les dépenses des consommateurs avaient baissé de 4,7 % par rapport au même mois de l’année précédente, soit le chiffre le plus mauvais jamais enregistré depuis le premier choc pétrolier de 1974. L’impact de la hausse de la taxe à la consommation n’est pas négligeable dans ces résultats quand on sait que le mois précédant sa mise en place, le chiffre d’affaires des grands magasins avait progressé de plus de 23 % par rapport à la même période de 1996. Malgré les réductions fiscales annoncées par le gouvernement pour aider à la relance, les Japonais restent très frileux dans la mesure où c’est leur confiance dans le système économique dans son ensemble qui est perdue. La disparition du salaire à l’ancienneté qui garantissait une progression des revenus sur la durée, la remise en cause de l’emploi à vie dans les entreprises ou encore les menaces pesant sur les retraites ont bousculé les dernières illusions d’une opinion publique déjà secouée par la crise politique. Parallèlement, la réforme du système de santé, qui s’est traduite par une augmentation sensible des tarifs, ajoute aux réticences des consommateurs à ouvrir davantage leurs porte-monnaie. Selon un sondage du Nihon Keizai Shimbun, près des trois quarts des personnes interrogées (74,7 %) estiment que cette modification des tarifs médicaux aura des conséquences sur le budget des ménages. Dès lors, plutôt que de consommer, les Japonais préfèrent épargner en cas de coup dur, malgré des taux d’intérêt ridiculement faibles. En ayant sous-estimé l’ampleur et l’urgence des réformes indispensables à l’assainissement de l’économie nippone, les autorités ont une grande responsabilité dans la situation actuelle. Le retard pris dans le traitement de la situation financière de l’Archipel explique que la décision de “lâcher” Yamaichi, quatrième des grandes maisons de courtage japonaises, ait été ressentie avec une telle violence par l’opinion publique. Pour-tant il semble que cette mise en liquidation et celles qui pourront suivre soient la seule manière aujourd’hui de régler un problème qui empêche un retour à la normale. Le programme de réformes du système financier lancé par le Premier ministre Hashimoto est une des réponses offertes, mais les pressions exercées par une partie de la classe politique et de l’administration – en particu-lier le ministère des Finan-ces – empêchent le gouver-nement d’appliquer totale-ment la dérégulation des marchés financiers. Malgré sa volonté réfor-matrice, Hashimoto n’est pas parvenu à faire admettre à l’ensemble du pays la nécessité de repenser le système. En rejetant par exemple le projet de privatisation des branches assurance-vie et épargne de la poste, l’opinion participe paradoxa-lement au maintien de cette situation difficile alors qu’elle réclame le changement. Le manque d’autorité du gouvernement apparaît comme l’une des causes principales de la morosité actuelle. Il est peu probable que l’équipe au pouvoir soit en mesure de ramener la confiance tant elle a déçu les espoirs que les Japonais avaient mis en elle. Les incohérences dans la politique économique menée par Hashimoto et les siens ajoutent à l’inquiétude générale qui risque de rejaillir sur la crédibilté même du Japon à l’extérieur de ses frontières. Dans un environnement économique international difficile, le Japon a tout intérêt à faire “son deuil du passé”, pour reprendre les termes de Benjamin Coriat, afin de pouvoir rebondir. Une tâche titanesque qui dépend largement de la capacité qu’auront les dirigeants à générer un consensus. Or le pays du Soleil levant, longtemps synonyme de “société du consensus”, a perdu cette qualité. Dès lors, c’est à un travail de reconquête de la confiance auquel vont devoir s’atteler ceux qui seront amenés à diriger le Japon dans les mois à venir.