TOKYO, L’AUTRE VILLE LUMIÈRE
A Tokyo, la nuit, tous les chats sont… bariolés. Ils aimeraient bien raser les murs, se faire discrets pour vaquer à leurs occupations félines, mais les couleurs de la nuit, les néons qui animent la capitale, donnent aux matous une aura lumineuse et quasiment festive. Les chats ne sont pas les seuls bénéficiaires de ces illuminations nocturnes. Tokyo est le paradis des noctambules. Si le jour, tous les immeubles sont aussi gris que des costumes de salaryman, dès que le soleil cède sa place à la lune, les néons donnent à la ville des airs d’Arlequin électrique. Difficile de garder le nez pointé vers le sol, lorsque tant de sollicitations visuelles cherchent à capter votre attention. Shibuya, Ginza, Shinjuku, Ueno, Ikebukuro, Akihabara… chaque immeuble de ces grands centres urbains déploie ses oriflammes verticales annonçant qui un restaurant, qui une banque, un club, une grande marque d’électronique, un karaoké, dans un joyeux fouillis multicolore où chacun s’ingénie à surpasser l’enseigne voisine en clinquant et tape-à-l’œil. Au Japon, le terme «avoir pignon sur rue» ne signifie pas grand-chose, il faut avoir “néon sur l’avenue” pour être dûment reconnu. Car dans cette ville toute en hauteur, les devantures sont rares, les étages sont donc méticuleusement investis par les restaurants et les boutiques, qui n’ont souvent, pour signaler depuis la rue leur présence, que ces précieux décimètres carrés de plexiglas illuminés. Oh, la belle rouge, oh, la magnifique jaune, ah, le vert bien flashy… Le spectacle est encore plus attrayant pour celui qui, débarqué de la planète Reste-du-monde, ne saisit pas un traître mot de hiragana, katakana et autres signes cabalistiques emberlificotés sensés indiquer aux autochtones la fonction précise de chaque annonceur. Et si les panneaux lumineux semblent saillir des immeubles qui les soutiennent, c’est pour être mieux visibles de loin des passants qui déambulent sur les trottoirs.
Au grand carrefour de Shibuya, devant la gare la plus fréquentée du Japon, le chien Hachiko qui attend depuis 1925 le retour de son maître n’a pas le temps de s’ennuyer, il dispose de 4 écrans géants pour prendre son mal en patience. D’ordinaire indépendants les uns des autres, crachant chacun leur logorrhée commerciale sans se soucier le moins du monde de leur voisin de façade, ces panneaux sont parfois doués du don d’ubiquité: certains annonceurs poussent le perfectionnisme (ou la perversité?) jusqu’à synchroniser leur message publicitaire de façon à être bien sûr qu’il n’échappe à personne. Et en plus, souvent, les spots passent en boucle… Tout ça pour vendre des yaourts ou des appareils photo… Vous avez dit matraquage?
Malgré tout, cette profusion de panneaux aux couleurs primaires et vives, ces écrans qui percent l’obscurité et égaient les façades, donnent à la nuit japonaise une ambiance unique, qui donne envie de se perdre au milieu des néons. D’ailleurs, une fois dépassées les grandes artères tapageuses, souvent juste dans les ruelles jouxtant les voies ferrées, le parcours lumineux se poursuit, non plus sous la forme de grands panneaux, mais avec des ribambelles de lanternes de papier ciré, guidant le noctambule éméché de bar en bar, de boui-boui à brochettes en mouchoir de poche à saké.
A minuit tapant: extinction des feux. Comme dans un internat de collège provincial, le règlement préfectoral interdit désormais aux publicitaires de poursuivre leur retape après 24 heures: merci les économies d’énergie et l’hypothétique sauvegarde de la planète. Tokyo revêt enfin la couleur qui sied à la nuit et met les fêtards en deuil. Partout? Non, dans chaque quartier, des poches de résistance s’organisent, ceux qui paniquent dans le noir peuvent encore se rassurer à la lueur blafarde des distributeurs de boissons, qui luisent dans la pénombre. De distributeurs en distributeurs, ils tomberont forcément sur un convenience store, ouvert 24 heures sur 24, oasis de lumière et réconfort bienvenu de tous ceux qui ont une petite fringale à 3 heures du matin, ou qui souhaitent s’acheter une paire de chaussettes et un caleçon propre car ils n’ont pas pu rentrer chez eux. Dans les rues désertes et enfin sombres de la capitale, il ne reste plus que les gyrophares des nombreux chantiers nocturnes, chargés de rénover la chaussée ou d’équiper la ville en fibres optiques et câbles de toutes sortes, pour jalonner le chemin qui ramène le Tokyoïte jusqu’à son lit. Quant aux chats, cela fait longtemps qu’ils dorment…
Etienne Barral
Illustration : Pierre Ferragut