Le 15 mars, USA Today, l’un des quotidiens les plus diffusés aux Etats-Unis, publiait en première page la photo de 6 personnes (quatre femmes et deux hommes). Placées dans un cadre noir, les images étaient accompagnées d’un texte court et du logo d’une grande marque automobile japonaise. Inutile de faire durer le suspense plus longtemps, car il n’est pas besoin de se creuser les méninges pour deviner que le constructeur visé dans cet article est Toyota. Le journal était d’ailleurs direct puisqu’il titrait ce jour-là : “Ils sont morts au volant d’une Toyota et leur décès soulève bien des questions qui restent sans réponse”. Même si son objectif n’était pas d’enfoncer un peu plus le constructeur japonais dont l’image a été largement écornée depuis plusieurs mois, l’article prétendait apporter la preuve que les voitures fabriquées par Toyota étaient devenues des pièges mortels. Il rappelait ainsi que plus de 2 600 plaintes contre la marque nippone avaient été déposées auprès de la National Highway Traffic Safety Administration, l’agence chargée de la sécurité autoroutière, depuis la fin du mois d’août 2009.
A la lecture de l’enquête publiée par USA Today, nul doute qu’un lecteur désireux de changer de véhicule n’aurait pour rien au monde choisi d’acheter une Prius ou autre Lexus. En effet, l’atmosphère aux Etats-Unis est peu propice aux intérêts de Toyota qui, depuis de longues semaines, est sous les feux de l’actualité. L’accident mortel dont a été victime un policier et sa famille en août dernier a mis en branle la machine médiatique américaine qui n’attendait que ça. Toute la presse écrite et audiovisuelle s’est emparée du sujet et l’a trituré au point parfois de déformer la réalité. Mais quand un constructeur décide de rappeler plus de 8,5 millions de véhicules, que de surcroît il est japonais, la perche est trop belle pour ne pas être attrapée. Ainsi l’affaire Toyota nous a ramenés quelque deux décennies en arrière au temps du Japan bashing (cogner sur le Japon) quand certains parlementaires américains détruisaient à coup de marteau des appareils japonais sur les marches du Capitole et que Michael Crichton entretenait une nippophobie primaire avec son roman Soleil Levant (éd. Robert Laffont, 1993).
Evidemment le contexte est différent. La puissance économique n’est plus la même et ne risque pas de remettre en cause celle des Etats-Unis, mais le secteur concerné, celui de l’automobile, reste particulièrement sensible dans la mesure où Toyota a pris, il y a un peu plus d’un an, la place de numéro un mondial à General Motors. Il va sans dire que l’occasion était trop belle pour ne pas lâcher une petite rafale sur l’ambulance transportant le patient Toyota. Personne ne s’en est privé. De nombreux observateurs japonais ont bien sûr regretté cet acharnement médiatique dont est victime le constructeur nippon. Il n’empêche que les critiques dont il a fait l’objet sont pour la plupart fondées. Et s’il n’est pas très fairplay de s’en prendre à un malade, cette affaire devrait permettre à la marque japonaise de revoir son mode de fonctionnement et de revenir à certains fondamentaux. “On peut dire que le rappel de ces millions de véhicules est la conséquence d’une politique qui a privilégié l’augmentation de la production et la course au bénéfice”, explique Yokota Hajime, journaliste et auteur de Toyota no shôtai (Le vrai visage de Toyota, 2006, éd. Kinyôbi, inédit en français), un livre qui pointait les dysfonctionnements au sein de l’entreprise devenue au cours des années l’un des symboles industriels du Japon.
“C’est la troisième rédlamation pour une pédale d’accélérateur ce matin”
Dessin de Cam Cardow paru dans le quotidien canadien Ottawa Citizen
Il rappelle que la direction de Toyota a décidé de “réduire de 30 % le prix de revient de ses véhicules. Il s’agissait d’un objectif inconsidéré dans la mesure où l’on ne peut pas décider de réduire les coûts aussi facilement sans que cela ait des conséquences sur la qualité des produits. En définitive, Toyota a choisi de tenir moins compte de la qualité, un choix qui se paie cher aujourd’hui”. Pourtant, le constructeur aurait dû être sur ses gardes, car les avertissements ont été nombreux. Le journaliste se souvient des propos d’un syndicaliste recueillis lors de l’écriture de son livre. “Il m’a raconté qu’entre 2000 et 2005, le nombre de véhicules rappelés par Toyota avait considérablement augmenté. Pas moins de 5 millions de voitures avaient fait l’objet d’une telle mesure. Le syndicat a alors adressé une lettre à la direction dans laquelle il exprimait ses craintes de voir surgir un problème susceptible de mettre en péril l’entreprise si des solutions définitives n’étaient pas trouvées pour répondre à la multiplication des cas de rappels. Aucune suite n’a été donnée à ce courrier”, rapporte Yokota Hajime.
Ce que les syndicalistes redoutaient s’est donc produit. La défectuosité de la conception électronique sur la pédale d’accélération de certains modèles a mis l’entreprise en grande difficulté, notamment aux Etats-Unis, un marché essentiel pour le constructeur. Sa reconquête va demander beaucoup d’énergie et sans doute pas mal d’argent, d’autant plus que Toyota risque de faire l’objet de procès dont l’issue pourrait être synonyme de millions de dollars à verser aux victimes ou à leurs familles. Dans un pays aussi procédurier que l’Amérique, la marque japonaise a intérêt à se préparer au pire. L’audition de Toyoda Akio, PDG de Toyota, devant la Commission de surveillance et de réforme du Congrès américain, le 24 février, a été un avant-goût de ce dont sont capables les Américains lorsqu’il s’agit de donner une leçon à une entreprise jugée coupable de certains maux.
L’exercice a dû être particulièrement pénible pour le petit-fils du fondateur de la marque qui a pris ses fonctions en juin 2009. “A l’époque, il a déclaré qu’il voulait restaurer l’héritage des Toyoda, c’est-à-dire qu’il se démarquerait de la stratégie du profit à tout crin et de la production à outrance. Il a tendu l’oreille vers ceux qui dénonçaient cette politique”, souligne Yokota Hajime. La crise actuelle le conforte dans son désir de réformer l’entreprise, mais elle le fragilise aussi, car il se retrouve sous les feux des projecteurs et devant certains parlementaires américains qui n’hésitent pas à avoir “honte pour lui”. Le travail de restauration de l’esprit Toyota ne fait que commencer. Il sera long, semé d’embûches, mais il est probable que la leçon de ce qu’on peut considérer comme un échec sera retenue et permettra à l’entreprise de rebondir. Le slogan de la marque n’est-il pas Today Tomorrow Toyota (Aujourd’hui, demain, Toyota) ?
Claude Leblanc