Il y a tout juste un an, le 5 décembre 2008, le Japon perdait l’une de ses principales figures intellectuelles. Katô Shûichi s’éteignait, laissant derrière lui une œuvre considérable, mais surtout un Japon mal en point socialement et politiquement. Celui-ci aurait pourtant encore eu besoin de ses avis autorisés et ses questionnements qui ont nourri le débat pendant des décennies. La disparition de cet érudit est bien sûr une perte pour son pays, mais c’en est une également pour le reste du monde. En effet, Katô Shûichi a contribué plus que n’importe quelle autre personnalité nippone à expliquer et diffuser la culture japonaise à travers le monde. Il a effectué de très nombreux séjours à l’étranger au cours desquels il s’est assuré qu’après son passage le regard de ses interlocuteurs sur le Japon serait désormais moins naïf. Peu encline à se livrer au monde extérieur, la culture japonaise a nourri de nombreux fantasmes. Katô Shûichi, en publiant parfois directement ses textes en français, en anglais ou en allemand, a donné des clés essentielles pour mieux appréhender le Japon dans toute sa complexité.
Observateur attentif de son pays, Katô Shûichi a toujours défendu sa liberté de parole pour aborder des sujets sensibles comme le système impérial. C’est d’ailleurs sur ce thème qu’il s’est fait connaître en 1946, au lendemain de la défaite du Japon, dans les colonnes du journal universitaire Daigaku Shimbun. Utilisant un pseudonyme, il appelait dans son texte à l’abolition pure et simple du système impérial. Quelques mois plus tard, dans la revue Sedai, il proclamait la nécessité pour les intellectuels de s’engager et d’apporter leur contribution à l’édification de la société. Il fallait que le Japon évolue. Pour cela, il avait un rôle à jouer et il l’a joué jusqu’à la fin de sa vie. Ses rapports avec son pays sont empreints d’une grande passion, ce qui signifie qu’il pouvait manifester à son égard des colères dignes d’un amoureux déçu par sa dulcinée. Il a souvent critiqué le système éducatif, le groupisme, le machisme de la société, le conservatisme d’une partie de ses contemporains et “la tendance forte à tous les niveaux à vivre dans le présent, en laissant filer le passé et en s’en remettant pour le futur au sens du vent du moment”, comme il le rappelait dans le prologue de son dernier livre Le Temps et l’espace dans la culture japonaise (éd. CNRS Editions, 2009).
Souvent présenté comme une des consciences morales du Japon, Katô Shûichi a su profiter de ses nombreuses expériences à l’étranger pour amener son pays à mieux s’intégrer au reste de la communauté internationale, en les rapportant et en permettant à ses lecteurs ou auditeurs de se les approprier de manière à sortir de leur isolement culturel. C’est ce qu’il a aussi fait avec le public non-japonais, en lui offrant des éléments susceptibles de l’aider à se dire que le Japon n’est pas forcément ce pays replié sur lui-même, incompréhensible et plein de mystères. Pour y parvenir, il a aussi joué les contestataires. Sa critique de l’institution impériale, on l’a dit, a été un thème crucial dans les premières années de son engagement intellectuel, mais avec le temps, il a aussi remis en cause l’alignement de son pays à l’égard de la politique américaine et défendu avec vigueur le “pacifisme” du Japon. En juin 2004, il a fondé en compagnie notamment du philosophe Tsurumi Shunsuke et de l’écrivain Ôe Kenzaburô Kyûjô no kai (Société de l’Article 9). Elle a pour objectif principal d’empêcher une révision de la Constitution qui mettrait fin au pacifisme tel qu’il est défini dans l’article 9 de la Constitution nippone. Réponse directe aux discours de certains hommes politiques et intellectuels conservateurs, cette association porte bien la marque de l’engagement de cet intellectuel qui s’est battu pendant des années pour permettre une meilleure com-préhension entre les différentes cultures, en particulier la culture chinoise avec laquelle le Japon entretient des sentiments parfois ambigus.
Katô Shûichi n’était pas de ces intellectuels qui voulaient donner un avis sur tout. Ses interventions au travers de la chronique qu’il a tenu pendant 30 ans dans l’Asahi Shimbun ont toujours traduit un sens aigu de l’à propos. Au moment de son décès, les Japonais découvraient avec horreur les conséquences sociales de la politique économique menée par le Parti libéral-démocrate (PLD). Le village de tentes installé en décembre 2008 dans le parc Hibiya à Tokyo et dans d’autres villes de l’Archipel a été ressenti comme un “choc” comme s’il n’avait pas été prévu. Katô a souvent disserté sur ce Japon d’après-guerre incapable d’envisager les possibilités de changements futurs car “concentré dans des activités présentes imposées”. Il a alerté ses contemporains sur les dangers inhérents à cette attitude. Depuis que sa voix s’est éteinte, le paysage intellectuel nippon est morne alors que le pays a tant besoin de sources d’inspiration. Le changement historique du 30 août 2009 qui s’est traduit par la défaite du PLD et l’arrivée au pouvoir du Parti démocrate devrait s’accompagner aussi d’un renouveau intellectuel que Katô appelait de ses vœux, conscient de la nécessité pour le Japon de se préparer aux défis futurs.
Claude Leblanc