Depuis la fin des années 1990, les Japonais sont mal dans leur peau. Les statistiques portant sur les suicides montrent clairement que quelque chose ne tourne pas rond au pays du Soleil-levant. En 2008, pour la onzième année consécutive, le nombre de suicides a dépassé la barre des 30 000, plus de la moitié d’entre eux étaient liés aux difficultés économiques vécues par des individus au bout du rouleau. Le chômage, l’endettement ou encore la faillite sont les principales causes invoquées par la plupart des personnes ayant tenté de mettre fin à leur existence. Il est vrai, et nous l’avons souvent écrit, que la situation sociale s’est fortement dégradée dans l’Archipel au cours de la dernière décennie. Le 20 octobre, le ministre du Travail et de la Santé a publié le taux de pauvreté au Japon qui est de 15,7 %, plaçant le pays à la quatrième place parmi les membres de l’OCDE derrière le Mexique, la Turquie et les Etats-Unis. Pour la plupart des Japonais, un tel chiffre est vécu comme un échec personnel.
Tandis qu’il y a une trentaine d’année, 90 % de la population se sentaient appartenir à la classe moyenne, la poussée des inégalités sociales tout au long de la décennie écoulée a engendré le développement d’un mal-être au sein de la société. La santé mentale de nombreux Japonais en a pris un sérieux coup. D’ailleurs, on pourrait relever que les autorités ont pris conscience de l’importance du travail sur la santé de leurs concitoyens, en décidant, en janvier 2001, de fusionner le ministère de la Santé et celui du Travail. Désormais, c’est le ministère du Travail et de la Santé qui publie à la fois les mauvais chiffres de l’emploi et les statistiques qui mettent en évidence les problèmes psychologiques d’un nombre croissant de Japonais. Ces derniers ne savent plus à quel saint se vouer. La morosité qui s’est emparée de la population a d’ailleurs conduit les pouvoirs publics à multiplier les études pour tenter de mieux cerner les problèmes. Ainsi une enquête réalisée en 2002 montrait que 62 % des salariés interrogés souffraient de stress. Celui-ci était lié à leur environnement de travail mais aussi et surtout aux incertitudes entourant l’avenir de leur entreprise. Si le stress au travail n’est pas réservé aux seuls travailleurs nippons et ne se traduit pas forcément par un traitement médical, d’autres études sont beaucoup plus inquiétantes. En 2005, un sondage fait auprès de 276 entreprises révélait que plus de la moitié d’entre elles avaient enregistré une augmentation notable d’arrêts de travail dont l’origine était la dépression ou des problèmes psychologiques. L’année suivante, le ministère du Travail et de la Santé diffusait un autre pourcentage inquiétant. 82 % des entreprises de plus de 1000 salariés y expliquaient qu’elles avaient du personnel absent plus d’un mois pour des troubles mentaux. Depuis, les choses ne se sont pas arrangées.
La souffrance psychologique est certes mieux cernée, mais on n’a pas encore trouvé les moyens de la traiter. Le nombre élevé de suicides en est la triste illustration. Le gouvernement a tenté de mettre sur pied une politique de prévention, en accompagnant le travail de plusieurs associations, mais on ne peut pas dire que cela a été couronné de succès. Dans les gares, l’un des lieux les plus prisés par les candidats au suicide, on vient d’installer des éclairages “bleus” destinés à diminuer le stress. Une autre mesure plus draconienne, celle-là, va consister à installer dans toutes les stations de la ligne Yamanote (ligne circulaire à Tokyo) des systèmes de portes automatiques qui devraient empêcher les suicidaires à se jeter sur les rails à l’entrée du train en gare. Bien évidemment, ces mesures techniques ne remplaceront jamais le soutien psychologique dont peuvent avoir besoin les personnes qui connaissent la dépression (utsubyô). Pour comprendre l’importance de cette notion au Japon, il suffit d’entreprendre une recherche sur Internet. En tapant utsubyô sur la version japonaise de Google, on obtient plus de 5,4 millions de réponses. On découvre alors de nombreux sites qui tentent de faire de la prévention, en décrivant les symptômes et en donnant des conseils avisés pour encourager les personnes en souffrance à s’ouvrir aux autres ou à consulter des spécialistes.
Dans certains cas, très rares, le malaise s’exprime par la violence à l’égard d’autrui. Le 8 juin 2008, par un bel après-midi de printemps dans le quartier d’Akihabara à Tokyo, un jeune homme a sorti un poignard et a frappé dix-sept personnes parmi lesquelles sept ont perdu la vie. “J’avais envie de tuer n’importe qui”, a-t-il déclaré au moment de son arrestation, incapable de donner d’autres explications. L’enquête a montré que cet intérimaire en situation précaire avait, à plusieurs reprises, manifesté son malaise, mais que celui-ci n’avait pas été interprété en tant que tel par son entourage. Dès lors, le jeune homme l’a exprimé de manière violente, mettant l’ensemble de la société devant ses responsabilités. Sous le choc de ce fait divers, plusieurs commentateurs ont expliqué que le Japon “était en train de devenir une puissance criminogène” et que pour y faire face il était indispensable de “renforcer les mesures de sécurité”. De toute évidence, ces personnes n’ont rien compris et elles répondent à la détresse psychologique par les armes. Cette incompréhension est largement répandue dans le pays. Les personnes souffrant de troubles mentaux (quelle que soit leur nature) sont coupées du reste de la société, y compris souvent de leur propre famille. Au Japon, on s’isole, on isole ou on enferme. Il y a dix ans, la Commission de santé publique avait recommandé au gouvernement de mettre en place des mesures qui favoriseraient un traitement plus ouvert sur la société alors que, dans la plupart des cas, les médecins prescrivent l’internement avec le consentement de la famille qui refuse dans bien des cas de prendre en charge les malades. Une situation que le mangaka Satô Shûhô a très bien rapportée dans les tomes 9 à 13 de Say hello to Black Jack qui se déroulent dans le service psychiatrique d’un hôpital japonais. Il montre très bien l’incompréhension d’une société qui n’accepte pas les “clous qui dépassent”. En plantant sa caméra au milieu de personnes souffrant de troubles mentaux mais en milieu ouvert, le documentariste Sôda Kazuhiro donne une belle leçon à ses contemporains. Reste à espérer que son film Mental (Seishin) donnera à celles et ceux qui l’ont vu, l’envie de faire un pas en direction des plus fragiles, car ils ont besoin d’écoute et d’attention pour ne pas finir sous un train ou derrière les barreaux d’une chambre d’hôpital psychiatrique, une habitude dans bon nombre de ces établissements.
Photo : Extrait de Seishin (Mental) de Sôda Kazuhiro. Dans ce documentaire, le réalisateur a filmé le quotidien d’un centre d’accueil à Okayama. Une approche sans tabous ni arrière-pensées.
Claude Leblanc