Comment a évolué l’image de Nintendo auprès du public au cours des quinze dernières années ?
M. M. : A l’inverse de ses deux principaux concurrents, Nintendo ne cherche pas vraiment à entretenir une image de marque. L’entreprise a pleinement conscience d’être une actrice de poids dans l’industrie de contenus. Et ce sont les titres qui marchent auprès du public qui font l’image de la société à un instant T. Donc celle-ci est très fluctuante. Cela dit, pendant plusieurs années, Nintendo avait l’image assez simpliste d’une entreprise s’adressant aux fans de la marque et aux plus jeunes. Je pense que ça a été le cas à partir de la Super Nintendo dont la sortie en Europe a eu lieu en 1992. Face à cette console, il y avait la Megadrive de Sega avec des jeux plus tournés vers l’action. A l’époque, c’était “Sega, c’est plus fort que toi”. Le côté cool et un peu transgressif, c’était Sega qui l’avait. Nintendo était plus centré sur des consoles avec de gros boutons colorés. C’était plus sympathique, mais moins agressif en même temps. Cette image d’un public très limité a perduré avec les deux générations suivantes : la Nintendo 64 et le Game Cube. A cette époque, Sony a fait une entrée remarquée dans l’univers du jeu vidéo. Elle a imposé de nouvelles règles avec des méthodes héritées du marché de la musique. Ce fut l’abandon de la cartouche au profit du CD et l’avènement de grosses mises en place car le support ne coûtait rien. En d’autres termes, cela a permis d’organiser des sorties événementielles grâce auxquelles on pouvait toucher un public beaucoup plus large. L’arrivée de Sony a changé l’image du jeu vidéo. Jusque-là, les jeux vidéo s’adressaient aux moins de 18 ans. Avec Sony, on a passé un cap et les jeux vidéo ont soudain intéressé un public plus âgé. De son côté, Nintendo a continué à vivre sur ses acquis et s’est retrouvé un peu décroché. La société a défendu son territoire grâce à la Gameboy Advance et au raz-de-marée Pokemon. Mais tout a vraiment changé en 2005 avec l’arrivée de la Nintendo DS. L’année précédente, Nintendo Japon avait analysé le marché et s’était rendu compte que celui-ci rétrécissait. L’arrivée de Sony dans le secteur l’avait en fait cloisonné. Avec un marché de plus en plus dominé par des post-adolescents, le partage et l’échange n’étaient plus envisageables. Pour enrayer cette chute, Nintendo s’est dit qu’il fallait remettre à plat le jeu vidéo. Ça a donné l’interface tactile, le double écran, le micro à reconnaissance vocale et des projets que Nintendo Japon a baptisés Touch! Generations dont le symbole est trois personnages de taille différente qui se tiennent la main. En d’autres termes, la Nintendo DS voulait recréer un dialogue entre les générations qui ne se parlaient plus. Tout ça a commencé au Japon. Ça a été regardé d’un œil dubitatif par les spécialistes du jeu vidéo quand on a annoncé son arrivée en Europe par le biais du jeu Nintendogs. Beaucoup ont affirmé que ce jeu ne marcherait pas parce que les Européens n’avaient pas de besoins “frustrés” vis-à-vis des animaux de compagnie comme cela peut être le cas au Japon. Ils se sont trompés, car Nintendo a fini par vendre 22 millions d’exemplaires de ce jeu dans le monde, et le territoire qui en a vendu le plus, c’est l’Europe. Puis, tout s’est accéléré avec les programmes d’entraînement cérébral qui ont permis de décomplexer le public adulte vis-à-vis du jeu vidéo. L’image de Nintendo a alors beaucoup évolué. L’image qui domine est liée au partage et elle est beaucoup plus familiale que par le passé. La Wii a renforcé cette image. Mais ce virage se fit aussi dans la douleur, car les anciens fans ne se retrouvent pas forcément dans cette image-là. Il y a parfois un sentiment d’abandon alors que ce n’est pas le but puisque Nintendo continue à travailler sur les personnages et leurs univers classiques comme Zelda ou Mario.
Les générations communiquent à nouveau
Nintendo a donné au jeu vidéo une dimension universelle, mais conserve-t-elle ses caractéristiques japonaises ?
M. M. : Nous avons vraiment l’impression d’être une entreprise japonaise. Nos porte-paroles sont Japonais. Il s’agit de MM. Iwata et Miyamoto. Ce sont eux qui répondent aux questions concernant la stratégie de Nintendo. Ce ne sont pas des Américains comme chez Sony dont le patron est Howard Stringer. Par ailleurs, tout ce qui sort en Europe est d’abord sorti au Japon dans 99 % des cas. Donc on essaie toujours de construire les sorties européennes à partir de l’expérience nippone. C’était peut-être propre à la France, mais on essaie d’avoir l’air le plus japonais possible. Par exemple, le dernier titre qui a très bien marché sur Nintendo DS, c’est Professeur Layton et l’étrange village pour lequel le packaging européen a été changé. Le packaging japonais mettait en avant les deux principaux personnages du jeu alors que le packaging européen était plus noir avec simplement le chapeau haut-de-forme du professeur Layton. Quand on fait des tests sur le packaging en Europe, le pays qui préférait le packaging japonais, c’était la France. Donc très clairement, toute la communication sur le jeu en France a été faite autour des personnages alors que dans les autres pays européens, on a plutôt insisté sur sa dimension casse-tête. On entretient notre héritage japonais d’autant plus que l’on est très conscient du fait que sans les développeurs japonais, nous ne serions rien.
Propos recueillis par Claude Leblanc