Toriaezu, biiru… Pour commencer, une bière… Ah, cette première gorgée de bière! Est-ce vraiment un plaisir si minuscule que cela, après une longue journée de labeur, que de pouvoir enfin s’asseoir autour d’une table dans une izakaya, ce repère de salarymen, pour s’enfiler d’un trait une bonne grande gorgée de ce liquide flavescent et mousseux, suivi d’un soupir de satisfaction, certes bruyant, mais ô combien libérateur. Cette première gorgée de bière, c’est la frontière symbolique entre deux univers, deux visages de Janus, deux façons de nouer sa cravate, deux manières de s’exprimer, deux vies même, peut-être…
Lorsqu’il pénètre dans cette izakaya, mi-bar, mi-restaurant sans prétention, le salaryman est encore un employé, l’esprit farci de “norma”, ces objectifs de vente à atteindre pour conserver l’estime de ses collègues et supérieurs. Lorsque la bière arrive, avant cette fameuse première gorgée chère à Philippe Delerm, il ne faut pas oublier la formule consacrée, le sésame qui ouvre les portes de la “nominication”: un retentissant “otsukare-sama deshita!” – “Fatigués mais satisfaits, on a fait du bon travail ensemble!”
La “nominication”, c’est “nomu” (boire) et “komyunikehshon” (communication), un néologisme typiquement nippon forgé pour désigner cette forme particulière de relations conviviales autour d’un verre, le soir après le bureau. C’est un sas hors du temps (et plus les verres se vident, plus la notion du temps devient élastique), un moment privilégié où votre chef de section se révèle finalement moins bourru qu’il ne le laisse paraître lorsque sa cravate est encore dans l’axe des boutons de sa chemise blanche et où la recrue fraîchement embauchée peut se risquer à dévoiler son penchant pour les groupes de rock “Visual-kei”.
Rien à voir cependant avec les conversations de bistrots que l’on peut connaître en France. Le monde est bien trop compliqué pour avoir la prétention de le remettre d’aplomb autour de deux ballons de Sancerre au Café du Commerce. La nominication est plus modeste, plus centrée sur des préoccupations quotidiennes, plus attentive à resserrer les liens qu’à revendiquer coûte que coûte le dernier mot. Cette attention pour nos compagnons de bouteille est symbolisée par le rituel du service: même au plus fort de la conversation, toujours avoir un œil sur le taux de remplissage du verre de ses collègues. Se saisir d’autorité de la bouteille pour proposer de remplir le verre de ses voisins immédiats, il est rare qu’ils refusent. Le verre à bière se tient légèrement penché, le goulot de la bouteille ne devant pas toucher le rebord du verre afin que la mousse fine et blanche surmonte ainsi harmonieusement le liquide doré. Ne jamais se servir soi-même, bien sûr, ce serait une faute de goût difficilement pardonnée. Suite à votre geste, votre voisin ne manquera de toute façon pas de se saisir à son tour de la bouteille pour vous rendre la pareille.
Après la première bière, prestement vidée, les convives se concertent rapidement pour définir la suite des réjouissances. Shôchû (eau-de-vie originaire du Kyûshû, à base de riz, d’orge, de sarrasin ou de patate douce, titrant plus de 25 % d’alcool)? Awamori (alcool de riz provenant d’Okinawa, assez populaire chez les jeunes)? Reishû (saké froid)? Atsukan (saké chaud)? Va pour un saké chaud, bien que le “bon” saké s’apprécie froid pour mieux percevoir son arôme. Le service du saké chaud est un exercice des plus délicat. Lorsque le tokuri (le récipient en porcelaine ou en argile dans lequel est réchauffé le saké) arrive sur son plateau avec les “o-choko” (les petites coupes à saké), il faut un grand sens de l’abnégation pour saisir entre le pouce et l’index le rebord brûlant du tokuri (ainsi nommé parce que le son du saké versé dans une coupe fait “tokuri, tokuri”) et en verser le contenu à ses voisins. Impossible de saisir à pleine paume le récipient encore très chaud, seuls les deux doigts sont mis à contribution, victimes expiatoires de ce rite sadique. Attention également à ne pas laisser maladroitement déborder la coupe sur les doigts de son propriétaire… La tension se dissipe cependant au fur et à mesure que le saké est réparti parmi les convives. Au toucher, le récipient en terre perd alors de sa chaleur et devient du coup plus fréquentable. Mais c’est paradoxalement l’instant où il est le plus traître: sans aucun repère visuel qui permettrait d’évaluer objectivement la situation, le tokuri expire sa dernière goutte de saké, souvent en plein milieu d’une coupe encore à moitié vide. Pour remédier à cette situation embarrassante, une seule solution: “o-kawari !” (Une autre!). Et c’est ainsi, de tokuri en tokuri, que se prolongent les soirées au Japon…
Etienne Barral
Illustration : Pierre Ferragut