Le 25 mars, les spectateurs français pourront enfin découvrir Tôkyô Sonata, le film de Kurosawa Kiyoshi dans lequel il dresse un formidable portrait de la société japonaise en proie au doute et en quête de nouveaux repères. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le message délivré par le réalisateur est plein d’optimisme. Comme il le dit si bien, “les jeunes Japonais sont aujourd’hui bien plus courageux que leurs aînés. Et même si leur idéal n’est pas le même que celui de leurs parents et s’il est différent de l’idéal que les adultes ont imaginé pour eux, je les sens très déterminés à se bâtir un avenir décent. J’ai confiance en eux”. Cette déclaration d’amour envers la très jeune génération japonaise résume bien la philosophie de ce film que l’on devrait montrer à l’ensemble de la classe politique nippone qui semble bien éloignée des réalités. Car non seulement Tôkyô Sonata aborde les questions de la famille, de l’éducation, du chômage et du suicide, sujets récurrents dont les journaux ne cessent de parler à longueur d’années, mais cette œuvre soulève une autre question fondamentale pour l’avenir du Japon : son rapport à la mondialisation. C’est le fil rouge du film. Tout commence par le licenciement d’un cadre modèle dont le service est délocalisé en Chine. La décision le révolte, mais il s’y plie. Dans cette économie mondialisée où les frontières (kokkyô en japonais) tendent à disparaître pour permettre la libre circulation des marchandises et des capitaux, rien de plus normal. Pour le Japon, qui a fondé son modèle économique sur les exportations, c’est le prix à payer. Tant que le système fonctionne, peu de voix s’élèvent pour le remettre en cause. Ceux qui en sont exclus se comportent comme s’ils en faisaient encore partie, comme le montre avec justesse Kurosawa Kiyoshi. Le cadre licencié continue à mener sa vie de salaryman. Il part tous les matins pour son travail qu’il a pourtant perdu et fait semblant de croire qu’il pourra un jour retrouver sa place dans le système. Mais il doit se faire une raison, la mondialisation a triomphé du modèle japonais. Les entreprises japonaises en ont profité. Débarrassées des frontières, elles ont pu se développer dans ce monde globalisé où l’être humain est assimilé à un produit. Lorsqu’il ne fait plus l’affaire, on le remplace sans ménagement par un autre. Kurosawa Kiyoshi nous montre que ce système n’est pas viable sur le long terme, car l’individu n’est pas un objet et la désagrégation de la société sous l’influence de la mondialisation finit par se heurter à des résistances. A tel point que le réalisateur crée dans son film une frontière. Il s’agit d’une frontière toute symbolique, mais elle est matérialisée par une ligne qui sépare les chambres des enfants du reste de la maison et par les caractères kokkyô tracés sur un vieil écran de télévision. Pour le réalisateur, elle symbolise le rapport au monde. Dans cette famille japonaise ordinaire, les parents subissent les effets de la mondialisation et de l’autre côté de la frontière, c’est-à-dire du côté des enfants, on a choisi de ne pas la subir. L’aîné va au bout de la logique de mondialisation, en s’engageant dans l’armée américaine qui combat au Moyen-Orient. Le plus jeune résiste. Il rejette le diktat, venu de l’autre côté de la frontière, lui interdisant de prendre des leçons de piano. Cette passion pour la musique et sa motivation à pratiquer le piano, y compris sur un petit instrument de plastique déniché dans une poubelle, traduisent avec force la possibilité d’un autre avenir que celui imposé par le système en place. En créant cette frontière physique dans son film, Kurosawa montre que l’utopie d’un monde sans frontière peut s’avérer funeste. Un constat qui rappelle celui dressé en 1921 par les deux géographes français Jean Brunhes et Camille Vallaux. “Il n’y a pas de sujet qui revienne plus souvent sous la plume des utopistes humanitaires que la suppression des frontières. Soit leur suppression pure et simple, soit par l’établissement d’un fédéralisme universel qui les rendrait inoffensives. Il est bien tentant de soutenir que les frontières ont été inventées par les hommes d’Etat et les militaires pour opprimer les peuples”, écrivaient-ils. La crise financière venue des Etats-Unis, chantres de la mondialisation, confirme douloureusement ces propos. Il n’est donc pas étonnant que la question des frontières et du protectionnisme refasse surface actuellement et suscite de nombreux débats. Voilà pourquoi j’encourage tous mes amis qu’ils soient Japonais ou Français à voir Tôkyô Sonata, un film qui souligne la nécessité d’entretenir des repères, la frontière en faisant partie, pour que les hommes ne se retrouvent pas totalement déboussolés et incapables de réagir. Claude Leblanc |
Dans le parc de Hibiya, Tokyo, des exclus du système se sont regroupés dans un village de tentes en décembre 2008 et janvier 2009.
HISTOIRE Inauguré le 1er juin 1903, le parc de Hibiya (Hibiya Kôen) fut le |