1968
a été un moment important dans l’histoire du Japon. Vous étiez à cette époque lycéen. Comment avez-vous vécu cette année-là ?
Y. I. : Si 1968 devait avoir un sens au Japon, ce serait pour marquer
le centenaire de la révolution moderne qui a débuté en 1868. Au cours
de cette période, le Japon a cherché à tout prix à copier
l’impérialisme occidental. Il a perdu la guerre en payant le prix fort
et il est parvenu à se reconstruire. Considérer que 1968 a pu être un
tournant décisif dans l’histoire du Japon contemporain, c’est croire
que le “mai 1968 français” a été au cœur de tous les événements. En
réalité, pour saisir la dimension historique de cette période, il faut
plonger dans la succession d’événements qui vont de la Révolution
culturelle en Chine, en 1966, au massacre des membres de l’Armée rouge
japonaise en 1972. L’apogée du mouvement étudiant fut 1969 tandis que
1972 fut son chant du cygne. Sur le plan culturel, le tournant décisif
fut le suicide de l’écrivain Mishima Yukio le 25 novembre 1970.
En 1968, je faisais mon entrée au lycée. Lorsque l’année suivante, mes
camarades se lancèrent dans les barricades, je les suivis. Je pensais
alors qu’il fallait s’opposer au système éducatif oppressant qui était
en vigueur dans les universités et les lycées. Il y avait aussi la
conscience de devoir s’élever contre une participation du Japon à
l’invasion du Vietnam par les Etats-Unis. Le temps des barricades a été
très court. Découragé, j’ai abandonné le lycée pour aller travailler
dans une usine qui produisait des gâteaux. Quand j’y pense aujourd’hui,
je me dis que c’était un choix bizarre. Mais quand j’étais enfant, si
on me parlait d’ouvrier, je pensais systématiquement au producteur de
gâteaux. C’est ce qui explique mon parcours. J’ai arrêté l’usine,
repris le chemin du lycée avant d’entrer à l’université en 1972. A ce
moment-là, la ferveur politique avait disparu, laissant la place aux
fanatiques de la nouvelle gauche. J’ai alors pris mes distances avec la
chose politique pour me plonger dans le cinéma et la philosophie.
La société qui m’a le plus fasciné durant la période où j’étais lycéen
de 1968 à 1971, ce fut celle de cette Chine en pleine Révolution
culturelle. Avec un de mes camarades de classe, je participais à des
séances de lecture du Petit livre rouge de Mao Zedong et j’apprenais en
japonais des chansons à la gloire de la révolution. La cause des Noirs
aux Etats-Unis et le jazz de John Coltrane et Albert Ayler suscitaient
en moi une grande excitation. Je n’avais aucune idée de ce qui se
passait à Paris ou à Téhéran. Pour moi, la France se résumait alors aux
receuils des conférences de Sartre que je devais lire et aux chansons
de Chantal Goya. En résumé, j’ai l’impression que les étudiants
japonais qui luttaient étaient indifférents à votre “mai 68”.
Quels ont été, pour vous, les événements importants de l’année 1968 ?
Y. I. : C’est simple. En février, un Coréen du Japon du nom de Hiro Kim
armé d’une carabine avait pris en otage des Japonais dans une station
thermale. Il réagissait ainsi aux années de vexation et de
discrimination dont il avait été victime depuis son enfance. A la
télévision, il avait exigé que la police lui présente des excuses ainsi
qu’à sa mère. Il avait été par la suite arrêté et condamné à une lourde
peine. J’ai retenu de son histoire le fait qu’on pouvait être coupable
de vouloir s’exprimer. Aujourd’hui, il occupe avec Jean Genet une place
particulière dans mon cœur.
En élargissant mon champ de vision, je dirais que l’événement important
en 1968 c’est le début de la lutte du jeune Arafat contre la
colonisation sioniste. La présence de jeunes, d’écrivains ou de
cinéastes dans les camps palestiniens et les œuvres qu’ils en ont tiré
ont ajouté au combat mené par des combattants anonymes. Je crois qu’il
faut s’en souvenir en ayant à l’esprit la guerre civile en Espagne à
laquelle avaient participé Orwell et Hemingway.
Le Japon a connu un bouillonnement culturel important à cette époque
tant dans le domaine du cinéma, de la littérature ou du manga. Comment
a-t-il été perçu par les jeunes à ce moment-là ?
Y. I. : De 1968 à 1972, le Japon a à la fois connu une contestation
politique et une expérimentation culturelle. Malgré l’engagement
parfois brutal des jeunes dans le combat politique, beaucoup d’entre
eux ressemblaient aux soldats de la Seconde Guerre mondiale. Ils
étaient stoïques, manquaient d’humour et ne s’intéressaient pas à
l’art. Par ailleurs, beaucoup d’artistes ne sont pas engagés dans ce
combat. Pourtant les jeunes et les artistes avaient en commun la
volonté de détruire l’ancien système. Heureusement qu’il y avait les
films de Wakamatsu Kôji, Oshima Nagisa et Yoshida Kijû, les manga de
Miyaya Kazuhiko, les romans de Oe Kenzaburô ou le théâtre de Terayama
Shûji qui étaient tous remplis de provocation. On peut dire que leurs
meilleures œuvres ont été réalisées à cette époque. Mais au fond, celui
qui était au cœur de leur œuvre, c’était Mishima Yukio. Il était perçu
comme un homme de droite, mais était favorable aux expériences
artistiques et aux étudiants qui élevaient des barricades. Mais ces
derniers ne pouvaient pas comprendre son discours en direction des
étudiants qui les invitait à acclamer l’empereur pour obtenir le
soutien de l’écrivain.
A cette époque, la Mecque artistisque, c’était le quartier de Shinjuku.
A la fin des cours, j’allais toujours y traîner. L’œuvre qui a le mieux
saisi le Shinjuku de cette époque est le film de Oshima Nagisa Shinjuku
Dorobô Nikki (Journal d’un voleur à Shinjuku). Shinjuku, c’était aussi
le lieu des manifestations. Quand on allait là-bas, il était recommandé
d’avoir toujours sur soi un citron pour se protéger des gaz
lacrymogènes.
Quel regard portez-vous sur la jeunesse de 2008 au regard de ce que vous avez connu en 1968 ?
Y. I. : Si on les compare à ceux de 1968, les jeunes de 2008 sont
victimes d’une plus grande pauvreté et oppression. En 1968,
l’oppression avait pour forme le pouvoir étatique et la police
anti-émeutes. Actuellement, elle n’est pas visible mais elle est
omniprésente. Les jeunes sont submergés d’information, divisés et
facilement manipulables d’un point de vue idéologique. Ils n’ont pas de
moyens de penser que la résistance peut être salutaire. La société
japonaise qui s’est brûlée les doigts lors des troubles de 1968 a tout
fait pour que la jeunesse ne recommence plus. Les mouvements politiques
ont été strictement interdits dans les lycées. La plupart des jeunes
qui sont nés depuis cette époque ont perdu tout sens politique et la
capacité à communiquer avec les autres. Le Japon, royaume de la
consommation de masse, prend pour argent comptant toutes les
informations venues du monde entier, tandis que l’art et la philosophie
dans leur radicalité politique sont dépolitisées dès qu’ils mettent le
pied sur le territoire japonais pour être consommés sans difficultés.
Ce qui revient à dire que la jeune génération d’intellectuels ne
pensent qu’à se masturber les méninges en lisant Jacques Derrida et en
regardant des dessins animés érotiques.
Propos recueillis par Claude Leblanc
A noter que Yomota Inuhiko a fait paraître chez Shinchôsha le journal qu’il a tenu de 1968 à 1971 pendant qu’il était encore lycéen. Intitulé High School 1968, cet ouvrage est un beau témoignage de l’état d’esprit qui régnait alors.