En janvier 2004, Nicolas Sarkozy qui n’était alors qu’un prétendant à la magistrature suprême en France avait déclaré à propos de l’intérêt du président Jacques Chirac pour les lutteurs de sumo : “comment peut-on être fasciné par ces combats de types obèses aux chignons gominés” avant d’ajouter “ce n’est vraiment pas un sport d’intellectuel, le sumo !”. La petite phrase ne visait bien sûr pas directement les athlètes japonais, mais plutôt un Jacques Chirac qui apparaissait aux yeux de Sarkozy comme l’homme à abattre dans sa course à l’Elysée. Les mots employés par celui qui était encore ministre de l’Intérieur avaient pourtant provoqué la stupéfaction chez les Japonais. La presse nippone s’était emparée de l’affaire et avait tenté d’en tirer des leçons sur les relations entre les deux pays, une fois que Nicolas Sarkozy serait président de la République. De toute évidence, l’homme n’était pas un nippophile comme pouvait l’être Jacques Chirac depuis de nombreuses années. Il y avait de quoi s’inquiéter d’autant que les rapports franco-japonais, sans être mauvais, n’ont jamais été, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, franchement enthousiastes. Avant les mots de Sarkozy, il y avait eu les propos d’Edith Cresson, Premier ministre de François Mitterrand, selon lesquels les Japonais étaient des “fourmis”. Avant elle, le général de Gaulle avait accueilli avec sarcasme le Premier ministre Ikeda en 1962, le présentant comme un “marchand de transistors”. Pourquoi les responsables politiques français, à l’exception notable de Chirac, sont-ils si dédaigneux à l’égard du Japon notamment depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ? Tandis que la France a adopté au lendemain du conflit une position indépendante à l’égard des Etats-Unis et de l’Union soviétique, le Japon, par la force des choses, s’est retrouvé irrémédiablement lié aux choix américains. Cet engagement aux côtés de l’Amérique n’avait rien pour plaire à la France de l’après-guerre désireuse de jouer dans la même cour que les grands. Le général de Gaulle préférait de loin un rapprochement avec la Chine qui se fera après la rupture entre Moscou et Pékin et lorsque la Chine entrera dans le club encore fermé des puissances nucléaires en 1964 dont faisait déjà partie la France depuis 1960. La force d’attraction de la Chine va contribuer à placer le Japon bien loin des préoccupations françaises. L’enthousiasme de la fin du XIXème et du début du XXème siècle, au moment où l’art japonais influençait les peintres français et où le Japon s’inspirait des expériences françaises pour se moderniser, a cédé la place à une certaine indifférence au cours des trois décennies qui ont suivi la fin de la guerre. L’affirmation de la puissance économique du Japon dans les années 1970 et 1980 a quelque peu changé la donne et bousculé le regard que les Français avaient alors sur le pays du Soleil-levant. Le déficit commercial de la France vis-à-vis du Japon et l’arrivée massive de capitaux japonais dans les années 1980 en quête de vignobles ou de châteaux français ont conduit à une certaine forme de nippophobie dans les milieux politiques et économiques en France dont on ne s’est encore pas tout à fait remis. Malgré cette poussée de fièvre qui a donné lieu à quelques ouvrages impérissables comme 50 honorables raisons de détester le Japon [Ed. Albin Michel, 1992], une partie de la population française, la plus jeune, a découvert un autre Japon grâce au manga et à l’animation. Le succès incroyable de la bande dessinée nippone a certes provoqué une levée de boucliers chez certaines personnes qui ne voyaient aucun intérêt dans ces histoires bourrées d’onomatopées intraduisibles, mais il a surtout permis un retour en grâce du Japon auprès des Français. Ces derniers raffolent désormais de sushi et autres râmen (nouilles japonaises), mais ils sont aussi plus nombreux à se rendre au pays du Soleil-levant. En 2007, ils étaient 137 700 contre 82 710 en 2001. Ils apprécient également la littérature japonaise que les éditeurs leur proposent en plus grand nombre chaque année. Tout comme il y eut au début du siècle dernier un engouement pour la culture japonaise, les Français se découvrent désormais une nouvelle passion pour les produits culturels nippons. Reste à savoir si cela contribuera à redorer le blason japonais auprès des dirigeants français. Rien n’est moins sûr. Nicolas Sarkozy ne semble pas nourrir une passion pour le Japon, préférant de loin une Chine considérée comme un vaste marché. Si la présence économique française s’est renforcée au Japon au cours des dernières années, et si certains patrons à l’instar de Carlos Ghosn bénéficient d’une cote de popularité très haute, on sent bien que l’attirance entre les deux partenaires n’est pas aussi forte qu’elle aurait pu l’être. Cela fait 150 ans que la France et le Japon se sont rapprochés. Il faut peut-être profiter de cet anniversaire pour que les deux parties se séduisent à nouveau. Faute de quoi, ce sera une nouvelle fois un rendez-vous manqué. Claude Leblanc |
Préféré à Kanagawa, Yokohama, qui n’était alors qu’un petit village, va devenir l’un des principaux lieux d’échanges entre le Japon et l’Occident. |
Dans les Kiosques | |
Même si la cote de popularité de la France n’est plus aussi élevée que par le passé comme en témoigne la baisse du nombre d’étudiants en langue française, ceux qui s’y intéressent encore ont à leur disposition le mensuel Furansu [France] que l’éditeur Hakusuisha publie depuis 83 ans. Il n’y a aucune publication en France sur le Japon qui peut revendiquer une telle longévité. Certes le magazine a un côté un peu vieillot, mais il constitue une bonne approche pour les francophiles et les étudiants qui pratiquent la langue de Molière. De son côté, la Chambre de commerce et d’industrie française au Japon propose aux lecteurs japonais mais aussi français son magazine France Japon Eco. Créé en 1978, il est la seule publication bilingue consacrée à l’économie et à la société nippone. On y trouve des articles très pertinents sur les tendances de la société japonaise contemporaine. On regrettera seulement la difficulté qu’il y a à se le procurer en France. | |
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Entretien : MICHEL WASSERMAN, PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ RITSUMEIKAN
Paul Claudel n’a pas été le premier Français à se rendre au Japon et à influer sur les rapports entre les deux pays. Cependant son rôle a été crucial. Pourriez-vous nous expliquer son importance et ce qui reste aujourd’hui de son héritage au Japon ?
M. W. : Claudel a profité tout à la fois d’une conjoncture et de son statut de grand écrivain. Il arrive au Japon sur la fin de sa carrière diplomatique (il a 53 ans et il vient d’accéder au grade d’ambassadeur de France qui lui ouvre le poste de Tokyo), alors même que son œuvre littéraire, qui est largement écrite avant la quarantième année, est déjà en grande partie derrière lui, à l’exception notable du Soulier de satin qu’il va d’ailleurs achever au cours de sa mission japonaise. Plusieurs traductions de sa poésie et de son théâtre existent déjà à son arrivée, elles vont évidemment se multiplier durant son séjour, et Claudel sera célébré dans le pays comme “l’Ambassadeur-poète”, figure médiatique et grand public qui sera notamment amené à produire pour le principal théâtre de Tokyo un argument de ballet, La Femme et son Ombre, destiné aux gens du kabuki qui lui en ont passé la commande.
Par ailleurs, la France de 1921 n’a pas grand chose à voir avec celle d’aujourd’hui. Elle vient, fût-ce au prix d’une saignée dont elle ne se remettra jamais, de remporter la Première Guerre mondiale, elle est probablement alors, l’Allemagne étant défaite, la première puissance militaire de la planète, et elle est présente en Extrême-Orient du fait de la colonisation de l’Indochine, opérée dans les années 1880. Claudel, qui est d’ailleurs en diplomatie un spécialiste des questions économiques et financières, va donc consacrer l’essentiel de son travail politique à Tokyo au développement des relations commerciales entre le Japon et l’Indochine, organisant notamment avec faste la visite officielle au Japon du Gouverneur général de la colonie. Claudel est donc pour les Japonais le représentant d’une puissance majeure avec laquelle ils sont fondés par la conjoncture coloniale à entretenir des relations de proximité. Ils y seront même si intéressés que, sous Vichy, ils se substitueront en Indochine à l’autorité française, au grand désarroi de l’ambassadeur désormais à la retraite, qui assistait ainsi impuissant au déni de son œuvre de diplomate.
Ce qui reste de l’œuvre diplomatique de Claudel au Japon, c’est donc avant tout le culturel : fondation à Tokyo d’un centre de recherches sur l’Extrême-Orient, la Maison franco-japonaise et l’Institut franco-japonais du Kansai à Kyoto, sur le site duquel on a construit voici une quinzaine d’années une petite Villa Médicis d’Asie, la Villa Kujoyama, dont le programme immobilier est certes modeste (elle ne peut accueillir que six artistes en résidence), mais dont la qualité du recrutement et des œuvres produites n’a rien à envier à son illustre modèle romain.
Claudel a surtout incarné au plus haut niveau la relation bilatérale, lui conférant un prestige tel qu’il semble régner depuis comme une ombre tutélaire sur les relations intellectuelles entre les deux pays. Les études claudéliennes constituent d’ailleurs une véritable sous-discipline au sein des études françaises, et la mobilisation des claudéliens japonais au moment de ses “anniversaires” (centenaire de sa naissance en 1968, cinquantenaire de sa mort en 2005) est chose vraiment impressionnante : en 2005, les manifestations (théâtre, musique, expositions, colloques, etc.) ne cessèrent pas de toute l’année, jusqu’à faire paraître pâlichonnes celles qui furent au même moment organisées en France, et elles n’eurent d’équivalent, c’est peu de le dire, dans aucun des pays où Claudel avait été en poste, fût-ce pour des séjours de plus longue durée et des missions politiquement plus importantes que dans le cas du Japon.
Nous célébrons le 150ème anniversaire du premier traité franco-japonais. A l’époque, la France a joué un grand rôle dans la modernisation du Japon. Actuellement la voix de la France y semble bien modeste. Qu’est-ce que la France pourrait aujourd’hui apporter au Japon ?
M. W. : Que je sache, le traité de 1858 dont on fait ces jours-ci tant de cas n’était autre que l’un de ces traités inégaux dont les Japonais n’ont eu de cesse jusqu’à la fin du XIXème siècle d’obtenir l’abrogation. La France n’avait fait que s’engouffrer, comme les autres puissances, dans la brèche pratiquée par le Commodore américain Perry qui avait forcé quelques années auparavant l’ouverture du pays.
Alors de fait la France a contribué, ni plus ni moins d’ailleurs que les autres puissances, à la modernisation du Japon, mais aujourd’hui les deux pays n’ont plus grand chose à voir avec ce qu’ils étaient à la fin du XIXème siècle. Nous ne sommes plus qu’une puissance moyenne, et désormais bien éloignée de la région Extrême-Orient. Le Japon en revanche s’est imposé comme un acteur majeur de la scène économique mondiale, et je ne suis pas certain que nous ayons encore beaucoup de leçons à lui donner, ni qu’il soit prêt à les entendre, sinon précisément dans le domaine de la qualité de la vie où il nous reconnaît à l’évidence une excellence qui ne souffre d’aucun déficit d’image, bien au contraire.
Si Paul Claudel était encore vivant et s’il revenait au Japon, quelles seraient, selon vous, ses priorités ?
M. W. : Claudel, je l’ai dit, était un diplomate commercial et financier, et il aurait sans doute à cœur de traiter comme elle le mérite la deuxième puissance financière du monde, et de ne pas mettre tous les œufs de la politique française en Extrême-Orient dans le panier chinois. Cela dit Claudel était aussi un homme d’action, et un gestionnaire avisé de sa propre carrière, je ne suis donc pas certain qu’il chercherait aujourd’hui à se faire nommer au Japon, sans doute viserait-il plutôt des pays à fort potentiel tels précisément que la Chine, l’Inde ou le Brésil. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’il a été longtemps en poste dans deux de ces pays (Chine et Brésil), en un moment certes bien différent de leur développement.
Pour le reste, s’il était à nouveau nommé au Japon, il chercherait sans doute à capitaliser sur l’héritage culturel bilatéral… qu’il a d’ailleurs beaucoup contribué à constituer, et il mettrait sans doute l’accent avec sérieux et conviction sur le “rapprochement intellectuel” en faisant valoir l’actualité de la recherche scientifique et de la création littéraire et artistique.
Enfin, je pense que l’écrivain trouverait à nouveau dans la beauté de la nature et dans la tradition culturelle japonaise de quoi alimenter sa curiosité de promeneur avide et sa propre création : le Japon que Claudel a aimé, celui de “l’Arrière-pays” et de l’esthétique traditionnelle, reste en effet très présent et quasi intact en dehors de la mégalopole qui, elle, est loin, on le sait, de constituer une réussite environnementale et urbanistique.
Propos recueillis par Claude Leblanc
A noter que Michel Wasserman vient de publier le remarquable D’or et de neige : Paul Claudel et le Japon [éd. Gallimard] dans lequel il revient en détail sur les rapports que l’écrivain a eu avec le pays du Soleil-levant.