Images : TOKYO OU LES ESPOIRS DÉÇUS |
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Regarde. Tokyo est vraiment une grande ville”, dit Hirayama Shûkichi (Ryû Chishû) à sa femme Tomi (Higashiyama Chieko) comme il observe la capitale japonaise dans Voyage à Tokyo (Tôkyô Monogatari, 1953). “Si on se perdait dans cette immensité, on ne se retrouverait plus jamais”, lui rétorque-t-elle, traduisant ainsi une certaine peur à l’égard de cette ville en plein bouleversement économique. Dans cette œuvre qui est devenue pour un grand nombre de cinéphiles un film culte, le cinéaste tente d’exprimer au travers des lieux présentés une certaine amertume des principaux protagonistes. Tokyo est censé symboliser la réussite aux yeux de ce couple de vieillards venus de leur lointaine province pour rencontrer leurs enfants sur leurs lieux de vie. Lorsqu’ils arrivent chez leur fils aîné, médecin, qui vit dans les “confins” de la ville, non loin de la gare de Horikiri, ils ne cachent pas leur déception. Voir son fils vivre dans cette partie de la ville en bordure du canal d’Arakawa ne fait guère plaisir à son père qui confie sa tristesse à l’un de ses amis dans une scène mémorable du film, au comptoir d’un bistrot. “Tu sais, moi aussi je pensais, jusqu’à ce que je vienne à Tokyo, que mon fils s’en était mieux sorti que ça, mais finalement ce n’est jamais qu’un petit médecin de quartier”, lui lance-t-il. Tokyo qui devait incarner l’espoir devient ainsi source de désespoir. Dans bon nombre de ses longs métrages, il montre la capitale sous un jour plutôt sombre, amenant nombre de ses personnages à la quitter pour diverses raisons. Déjà dans Une Auberge à Tokyo (Tôkyô no yado, 1935), le cinéaste avait abordé le sujet de la ville d’une manière similaire, en plantant son décor dans la phériphérie industrielle où il n’est pas aisé de vivre. Une façon très nette pour Ozu de montrer son insatisfaction de voir “sa” ville — il est né à Fukagawa, quartier typique de Tokyo l’éternel – se transformer en mégapole où l’individu finit par ne plus exister.
Claude Leblanc |
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Focus : L’HOMME QUI AIMAIT PRENDRE SON TEMPS
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Aune époque où le temps est compté, car chaque minute passée à préparer une scène, à la tourner vaut son pesant d’or, il est clair qu’Ozu aurait été malheureux et qu’il aurait sans doute préféré sacrifier quelques uns de ses films plutôt que de devoir les bâcler pour des raisons bassement matérielles. Il ne roulait pas sur l’or. Il avait signé le script de Une Auberge à Tokyo (Tôkyô no yado, 1935) d’un pseudonyme Uizauto Mone, transcription phonétique de l’expression anglaise without money (sans argent). Il se plaignait souvent de sa situation financière, mais il n’entendait pas sacrifier son talent sur l’autel de l’argent et voulait prendre son temps pour parvenir à capturer sur la pellicule le plan tel qu’il le voulait. Avec un sens du détail pour le moins déconcertant, il a fait rejouer des scènes plusieurs fois pour atteindre la perfection non pas dans le jeu des acteurs avec qui il avait beaucoup travaillé, mais dans l’harmonie de chaque élément présent ou non dans le cadre. Chaque objet avait son importance. Pour pouvoir saisir l’osmose, le cinéaste savait attendre. Voilà peut-être pourquoi, ses films n’ont jamais pris une ride. C. L. |
Avec Higashiyama Chieko lors du tournage de Voyage à Tokyo |
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Toujours délicat et risqué de jouer au petit jeu des “meilleurs” films d’un grand cinéaste, mais voici les quelques films d’Ozu que je conseillerais d’aller voir à la Maison de la culture du Japon à Paris à un spectateur qui n’en aurait vu aucun (en existe-t-il encore ?). Parmi les 36 films présentés, Gosses de Tokyo (Umarete wa mita keredo, 1932), une de ses nombreuses comédies satiriques du muet, pour le pied de nez facétieux du jeune cinéatse à la société japonaise d’alors. Printemps tardif (Banshun, 1949), pour la perfection du style Ozu dernière manière, et les plans de Ryû Chishû épluchant une pomme à la fin du film. Ajoutons Voyage à Tokyo (Tôkyô monogatari, 1953), pour la plénitude d’une vision et d’un style à son apogée sans oublier Herbes Flottantes (Ukigusa, 1959), pour l’hommage aux acteurs itinérants filmés en couleurs par le génial Miyagawa Kazuo (voir aussi la très belle version muette, tournée en N&B, en 1934, Ukigusa monogatari). Enfin, le fascinant Dernier Caprice (Kohayagawa-ke no aki, 1961), une réflexion espiègle sur les tourments amoureux de la vieillesse et la mort inéluctable. Mais que cela ne vous empêche pas d’aller (re)voir tous les autres films, car Ozu n’a pas d’âge et son œuvre est extrêmement riche. Max Tessier |
Ozu l’intégrale. Du 10 février au 24 mars à la Maison de la culture du Japon à Paris |
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Analyse : LE REJET D’UNE MODERNITÉ FACTICE |
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L’intégrale de tous les films d’Ozu Yasujirô présentée à la Maison de la culture du Japon à Paris, nous convie de nouveau à revisiter ce cinéaste quasi inconnu en Europe à sa mort, et objet aujourd’hui d’un culte mondial ! Mais s’est-on demandé un seul instant ce que serait devenu Ozu, le maître d’Ofuna en référence aux studios de la Shôchiku implantés dans cette ville, s’il n’avait pas disparu si jeune, le jour de son soixantième anniversaire, en 1963 ? En effet, lorsqu’Ozu quitte ce bas monde, le cinéma japonais de ce qu’on appelle à juste titre “l’Age d’Or” (Ogon jidai) est déjà en pleine ébullition, dans une société qui commence à changer rapidement, et sous la pression de “jeunes cinéastes en colère” au sein même de la compagnie-mère, la Shôchiku, où Oshima Nagisa et Yoshida Kiju, entre autres, ruent dans les brancards de la tradition, et critiquent sévèrement le cinéma “bourgeois” d’Ozu et de Kinoshita Keisuke, avant de s’amender plus tard(1). Après Le Goût du Sake, Ozu devait tourner Navets et carottes (Daikon to Ninjin), une comédie satirique qui fut finalement réalisée, non sans quelques lourdeurs, par Shibuya Minoru, en 1964, mais toujours avec le fidèle Ryû Chishû, tout comme le dernier projet conçu par Mizoguchi Kenji, Osaka monogatari, fut tourné après sa mort par son ami Yoshimura Kôzaburô en 1957. Difficile de savoir comment aurait évolué Ozu dans un contexte de plus en plus “commercial”, peu propice à sa conception d’un cinéma au style immuable. A la lumière des derniers films de Naruse Mikio (décédé en 1969), qui tentaient de réfléchir certains changements sociaux et stylistiques, on peut se demander si Ozu aurait été, ou non, victime de l’évolution implacable du système. Une chose est sûre : il avait rejeté l’emploi du cinémascope, comme il avait retardé auparavant l’avènement du parlant, puis de la couleur, dans son œuvre. Peut-on en effet imaginer un film d’Ozu en Scope, alors que son univers avait trouvé toute son harmonie dans le cadre standard ? Bref, peut-être le maître a-t-il eu l’ultime élégance de disparaître au moment où le cinema et son public allaient changer trop radicalement, livrant au monde une œuvre sans doute inachevée par le temps, mais qui n’a pas souffert des scories de la fausse modernité obligée… Max Tessier (1) Yoshida en particulier, qui avait attaqué Ozu, revisita l’œuvre du |
Photo : Ozu Yasujirô dans le jardin de sa maison située à Kamakura |
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A lire : AU FIL DES PAGES
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Donald Richie, grand connaisseur du cinéma nippon, a consacré au maître d’Ofuna un remarquable essai intitulé Ozu [éd. L’Age d’homme, Genève, 1990] grâce auquel on saisit très bien la personnalité de celui qui est parvenu à donner un sens profond aux choses les plus simples. Que dire du travail de Youssef Ishaghpour [éd. Farrago, Tours, 2002] autour du concept d’impermanence, “ce sentiment qui imprègne, au Japon, le mode de vie, la croyance zen, l’esthétique du moment évanescent et celle de l’intervalle” et qui caractérise le style d’Ozu. Autre particularité de son cinéma : le silence. Basile Doganis a examiné à la loupe cet élément prépondérant dans un très bel essai Le silence dans le cinéma d’Ozu : Polyphonie des sens et du sens [éd. L’Harmattan, Paris, 2006]. Il faudrait également évoquer les livres de Hasumi Shigehiko, de Yoshida Kiju ainsi que Les Carnets d’Ozu publiés en 1996 par les éditions Alive, mais qui sont malheureusement épuisés. C. L. |
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Entretien : Rencontre avec : Satô Tadao, critique cinématographique |
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Ozu Yasujirô a marqué de façon considérable le cinéma japonais. Selon vous, quelles sont les principales caractéristiques de l’œuvre d’Ozu et qu’en reste-t-il dans le cinéma japonais actuel ? S. T. : Beaucoup de cinéastes japonais ont voué un culte à Ozu, ce qui explique pourquoi il a conservé une grande influence. Néanmoins, avec son style unique, il n’a jamais pu être copié. Il est donc difficile de trouver une influence directe dans leurs œuvres. Poutant les thèmes pris dans la vie quotidienne qu’il a abordés dans ses films ne sont pas spécifique à Ozu. Ils sont universels. La Autre caractéristique du style d’Ozu, la position de la caméra au niveau du sol. Pourriez-vous nous éclairer sur ce point ? Peut-on dire du cinéma d’Ozu qu’il s’agit d’un cinéma typiquement japonais ? Pourquoi ? Au Vous Propos recueillis par Claude Leblanc |
Il a côtoyé les plus grands cinéastes japonais. Il connaît le cinéma sur le bout des doigts et son Histoire du cinéma japonais parue en France aux Editions du Centre Georges Pompidou (1997 et 1998) est rééditée au Japon par Iwanami Shoten. Il dirige l’Ecole du cinéma japonais à Kawasaki où sont formés de futurs cinéastes venus de toute l’Asie. |